TILBURG / PAYS-BAS
La première rétrospective à l’étranger du couple d’artistes français se tient au De Pont Museum, aux Pays-Bas. Leur démarche à quatre mains y apparaît très lisible et empreinte de fragilité.
Tilburg. Tilburg est une petite ville à une demi-heure de train de Rotterdam. C’est là, au De Pont Museum, qu’Anne et Patrick Poirier ont célébré le soir du vernissage d’« Exotica » 50 ans de vie commune et de collaboration artistique. Installé dans une ancienne filature textile, ce musée privé a la particularité de comporter un vaste plateau de 70 mètres de long baigné de lumière naturelle, sur lequel ouvre une succession de salles étroites, autrefois dévolues au stockage de la laine. Le parcours de l’exposition profite pleinement de cette configuration en alternant œuvres imposantes et présentations intimistes en contrepoint.
Il commence par une pièce inédite, spectaculaire, produite spécialement et qui a aussitôt intégré la collection du musée : intitulée Janus (2018) [voir illustration], c’est une sculpture à l’effigie des artistes, immenses profils siamois dont les contours adoucis évoquent un biscuit de porcelaine. Cet autoportrait est à double fond : il révèle quand on en fait le tour deux paysages en creux, deux psychés symétriques. Sous le crâne d’Anne, un amphithéâtre aux gradins ornés de mots-clefs. Sous celui de Patrick, un décor de ruines. Allusion aux activités qu’ont revendiquées à leurs débuts Anne et Patrick Poirier, l’architecture et l’archéologie. Ce « manifeste autobiographique bicéphale » est placé sous le regard d’un autre autoportrait, plus discret, réalisé à Rome en 1974, montage photographique illustrant déjà une symbiose créative née sous les auspices de la Villa Médicis. Dieu des prémices et des épilogues, Janus, tourné vers l’avenir, regarde vers le passé, œuvre ambivalente qui annonce et résume à merveille le travail des Poirier.
Entre réflexion historique et visions de science-fiction, leur démarche se donne à lire ici dans une grande cohérence pour celui qui la découvrirait : c’est justement le cas des Ghisla, venus de Locarno où se trouve leur fondation. Le couple de collectionneurs suisses a succombé dans une galerie milanaise au Journal d’Ouranopolis. Cet ensemble de feuilles jaunies à la cire est pour l’heure présenté au mur d’une des petites salles latérales, témoin d’une pratique mixant collages, dessins, végétaux séchés et textes, menée partout où le binôme a travaillé. « Les sites nous inspirent », confie Anne à propos de cette propension à documenter le quotidien. La remarque s’applique également à Ouranopolis (1995), sorte de vaisseau spatial conçu – forcément – à Los Angeles. Suspendue au plafond à hauteur d’homme, cette sculpture elliptique est percée de minuscules lucarnes où visser son regard afin d’en explorer l’intérieur, arcanes en modèle réduit qui laissent entrevoir un dessein secret. Métaphore spatiale d’un espace mental, l’œuvre s’inscrit dans la série des théâtres, bibliothèques, musées… imaginés par le couple, éloges de la civilisation – mémoire, savoir – envisagée depuis le futur. Dans ces architectures miniatures, on reconnaît parfois des éléments familiers : comme cette salle consacrée à Fernand Léger dans l’ovni doré et ludique Daidalopolis (2016). Réalité et fiction se mêlent et s’échangent ; les nuisances du tourisme de masse suggérées avec humour dans les mises en scène de Paysages révolus (1974), ne sont-elles pas prémonitoires ?
Exotica… cette pièce datée de 2000 donne son titre à la rétrospective. Elle prend la forme d’une maquette, déployée au sol, d’une ville asphyxiée et noircie par la pollution, cité exsangue et dévastée qu’éclaire en guise d’horizon le crépuscule d’un néon rose. Le simulacre de cauchemar laisse deviner des strates de rebuts triviaux et inattendus : un tourne-disque sert de piste d’atterrissage à un hélicoptère, une figurine de Mickey trône au sommet d’une colonne, une boîte à whisky est déguisée en building. Dérisoire et cruel comme un jeu d’enfant. Anne détaille les emplacements de gares de la ville imaginaire : « petite, j’aimais jouer au train », sourit-elle.
Ils le rappellent volontiers « nous nous amusons tout le temps en faisant ce que nous faisons ». Ce jeu qui parfois dit la vérité est-il une façon de l’accepter ou de la conjurer ? Devant l’abri sous cloche de Danger Zone (2001), refuge supposé de quelque infortuné survivant d’une apocalypse, elle s’interroge : « On ne sait pas très bien qui était cet homme. » On pense à ce fils disparu en 2002, Alain-Guillaume, auquel est réservé un espace en début de parcours.
Catastrophe et utopie : entre ces deux pôles, l’œuvre oscille en permanence pour revenir, souvent, sur un sentiment de fragilité. Cette notion s’est imposée au duo dès les années 1970, après un séjour au Cambodge, havre de paix basculé dans la guerre au lendemain de leur départ. « Fragility » : ils tatouent ce mot à l’encre rouge sur des pétales de fleurs qui composent, dans de somptueux photogrammes, des natures mortes surdimensionnées. Le choix du procédé argentique leur confère un rendu pictural presque charnel.
Aujourd’hui, les expérimentations du duo tournent beaucoup autour du néon. Leur travail reste d’actualité ; il sera exposé au printemps prochain au Tripostal, dans le cadre de la nouvelle saison de Lille 3000, Eldorado. Et puis, fin février, la Villa Médicis consacrera une grande exposition monographique à Anne et Patrick Poirier. Un retour aux sources pour ces anciens pensionnaires.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°512 du 30 novembre 2018, avec le titre suivant : Anne et Patrick Poirier, 50 ans d’œuvre commune