La semaine dernière, le 10 juillet, j’ai assisté à l’un des spectacles les plus fascinants qu’il ne m’ait jamais été offert de voir. Le ballet royal du Cambodge, qui accompagne le roi Sisowath durant sa visite officielle en France, a donné une représentation au pré Catelan, à laquelle on avait eu la bonne idée de me convier, sachant le vif intérêt que j’éprouve pour cet art du corps en mouvement. Quel choc, quelle révélation fut pour moi cette danse inconnue ! C’est l’unité de la nature qui se manifestait ainsi, devant moi, dans ce jeu de l’espace et du temps. J’avais emporté, comme je le fais toujours, de quoi dessiner, mais il semblerait que ces premières esquisses se soient faites dans une telle transe que mon attitude ait attiré sur moi l’attention des danseuses elles-mêmes. Elles devaient certainement se demander ce qui pouvait susciter l’agitation de ce vieil homme à barbe blanche que l’on aurait attendu plus calme sous son chapeau mou. Comment leur faire comprendre que, devant l’architecture vivante de ces corps aux ondulations inconnues, je ne suis plus un vieillard, mais un jeune homme émerveillé pénétrant dans un monde nouveau. Ai-je perdu la tête, l’avenir le dira… Me voici à Marseille, où j’ai suivi la troupe qui doit donner une dernière représentation avant d’embarquer pour le Cambodge. Quand elles ont quitté Paris, je fus dans l’ombre et le froid, j’ai eu l’impression qu’elles emportaient la beauté du monde avec elles. Alors, je suis parti, comme on court après quelqu’un qu’on aime, oubliant tout, ne prévenant personne, et me voici enfin, assis sur un banc, sous un arbre qui m’abrite de la lumière ardente du Midi, à dessiner une petite danseuse qui se tient devant moi, telle une enfant patiente et étonnée. Comment lui dire que c’est moi, l’enfant ? Comment lui dire, surtout que, devant elle qui sait la science subtile des bras qui oscillent comme la vague et des poignets qui se plient sans jamais rompre, je retrouve l’innocence de celui qui ne sait rien. Il me semble loin, le temps où je faisais poser Alda dans l’atelier. Je l’appelais « le petit modèle ». Elle était capable de tenir les poses les plus acrobatiques… les plus osées aussi. Avec elle, j’ai commencé un travail que j’intitule
Mouvements de danse, des modelages en terre faits sur le vif qui me permettent de décomposer en quelques postures fondamentales les gestes vifs et sûrs de cette danseuse à l’Opéra-Comique. J’aimais la dessiner, aussi, sans jamais figer l’orientation de la figure, afin de la laisser flotter dans l’espace, comme si elle était libérée de la gravité universelle. Mais, aujourd’hui, alors que je dessine cette jeune Cambodgienne sous un platane marseillais, c’est un tout autre temps qui s’ouvre devant moi, telle une brèche miraculeuse s’ouvrant dans l’urgence d’avant la séparation. Car, ici, à la vitesse du corps musculeux d’Alda, s’est substitué tout autre chose : la lenteur d’un corps qui, aussi petit qu’il soit au repos, semble s’étendre à l’infini lorsqu’il se déploie dans la verticalité du monde. J’oublie les platanes, comme j’ai oublié Paris. Cette enfant est l’arbre véritable : celui dont je tente de saisir d’un seul trait branches et racines.
« Rodin et la danse »,
jusqu’au 22 juillet 2018. Musée Rodin, 77, rue de Varenne, Paris-7e. De 10 h à 17 h 45, fermé le lundi. Tarifs : 7 et 10 €. Commissaire : Christine Lancestremère.
www.musee-rodin.fr