Madame, Je vous écris alors que nous ne nous connaissons pas et, dès le premier mot de cette lettre, je m’aperçois que je ne sais même pas comment m’adresser à vous.
Vous appeler par votre prénom serait trop familier, mais il me semble, je ne saurais dire pourquoi, que Madame est un terme trop impersonnel au regard de ce que j’ai à vous dire. J’espère que vous voudrez bien pardonner mon audace, et que vous n’y verrez que la preuve bien maladroite de ma gratitude, et mon désir que celle-ci parvienne jusqu’à vous. Je m’explique. Je fais mes études au Churchill College, à Cambridge. Je suis étudiant en physique et, comme nombre de mes camarades, je n’avais, jusqu’à récemment, pour l’art moderne, ni compétence ni appétence particulière. À la faveur d’un changement de résidence, je vis désormais face à une de vos œuvres, qui a été récemment installée sur la pelouse devant le petit bureau où je m’initie chaque jour aux joies complexes de la physique quantique. Elle s’appelle, je crois, Four-Square (Walk Through). Au début, je n’y prêtais aucune attention. C’est curieux les monuments publics. C’est là, c’est grand, on passe chaque jour devant, et on ne les voit pas. Moi, c’est un soir d’hiver que j’ai commencé à remarquer son existence. Il faisait déjà nuit, c’était la fin de l’après-midi. Quand les lumières qui éclairent la pelouse se sont allumées, soudain j’ai vu. J’ai vu l’évidence qui était sous mes yeux, aveuglante : ces quatre plaques de bronze carrées de même format posées les unes sur les autres, deux à deux, trouées en leur centre de quatre cercles de même diamètre, dans lesquelles je n’avais vu jusque-là qu’une de ces œuvres modernes, absconses, comme il y en a tant, se sont mises à m’appeler. Oui, à m’appeler, je ne saurais le dire autrement ! Oh, rassurez-vous, je ne me suis pas mis à entendre des voix, malgré la fatigue éprouvante des révisions de fin de semestre. Non, c’était cette lumière qui traversait le bronze comme si celui-ci, au lieu d’être impénétrable, devenait un lieu ouvert : ouvert et accueillant. Ça a duré quelques instants, cette impression, le temps que mes yeux s’accommodent de cette luminosité nouvelle. Après, je n’y ai plus fait attention, jusqu’au lendemain soir où cela a recommencé, au même moment, de la même façon : comme si la sculpture m’incitait à entrer. C’est ce que j’ai fait le lendemain, à la première heure. Pas d’un seul coup, bien sûr. D’abord je me suis tenu, timidement, sur le seuil, enfin je veux dire devant le socle sur lequel j’ai posé un pied. Au début, j’ai eu le sentiment de faire quelque chose d’interdit et puis, comme je gardais mon pied posé là et que personne ne venait me dire que ce que je faisais était mal, je suis rentré. Là, j’ai compris. Enfin, je crois. Comment vous dire cela ? L’instant d’avant j’étais dehors, et me voilà dedans. Dedans comme dans une maison, dedans comme dans un abri. Protégé, mais pas enfermé. Je me tenais là, debout, bien droit, comme si les grandes parois de bronze m’aidaient à me tenir ainsi, quand, par une des ouvertures, je vis la fenêtre de mon bureau, qui me sembla si petite que je ne parvenais plus à m’imaginer travaillant dans un espace aussi contraint. Depuis ce temps, j’ai pris l’habitude de revenir dans votre sculpture avec mes livres de cours. Je me tiens là, serein, et je lis. Vous savez, depuis que je fais ça, je crois que je comprends bien mieux les lois de la physique.
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Le Jour où… Hepworth a reçu une lettre à propos de "Four-Square"
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°731 du 1 février 2020, avec le titre suivant : Le Jour où… Hepworth a reçu une lettre à propos de "Four-Square"