Retirée là pour fuir les bombardements, l’artiste britannique a finalement posé ses valises et ses outils de sculptrice dans une maison avec vue imprenable sur la mer.
Pousser la porte du Musée Barbara Hepworth, c’est pénétrer dans un lieu hors du temps. Rien ou presque n’a en effet changé dans la maison-atelier de la sculptrice, depuis qu’elle y a tiré sa révérence en 1975. La présence de cette grande dame semble même encore intacte et palpable, et l’on s’attendrait presque à la voir surgir d’une serre ou de la modeste chambre aménagée au cœur de son cher jardin. Un musée d’atmosphère hors du temps donc, mais aussi, il faut le reconnaître, un peu hors du monde. Car St Ives est un paradis perdu, une petite station balnéaire située à l’extrémité des Cornouailles. Un ancien village de pêcheurs au charme fou, avec sa profusion de cottages transformés en ateliers et en chaleureux salons de thé. Une pépite qui se mérite toutefois, car il faut compter au minimum cinq heures de train pour y aller depuis Londres. C’est justement cette situation excentrée qui a attiré Hepworth.
En août 1939, alors que la guerre gronde, l’artiste et son époux, le peintre Ben Nicholson, quittent Londres pour se mettre à l’abri. Ils se réfugient chez leurs amis, l’écrivain Adrian Stokes et son épouse, la peintre Margaret Mellis, à Carbis Bay, à quelques encablures de St Ives ; puis louent une petite maison jouxtant celle du constructiviste russe Naum Gabo. Malgré ce contexte plus que morose, la région, qui a été une terre d’élection pour les artistes depuis le XIXe siècle, attirant entre autres Turner, redevient ainsi une véritable colonie. Le cœur battant de la modernité en Grande-Bretagne. Barbara, qui apprécie « la beauté et le sens de la communauté » qu’elle trouve à St Ives, joue d’ailleurs un rôle central dans le positionnement de cette bourgade comme centre de l’art abstrait britannique.
Ce village, qui ne devait être qu’un refuge, devient son port d’attache. À la fin de la guerre, le couple tente en vain de se réinstaller à Londres, mais ils n’y sont pas heureux. Les conditions de travail, l’environnement, les gens, les paysages et la qualité de la lumière… bref tout ce qui fait le sel de St Ives leur manque. Ceux qui ont eu la chance de visiter la région le savent, il est en effet bien difficile de résister au charme de cette contrée baignée d’une lumière dorée, bordée par un océan sans cesse changeant, allant du turquoise au gris perle, le tout nimbé d’une végétation exotique et étonnamment luxuriante due à un microclimat. Barbara a logiquement un coup de cœur pour la région et son paysage païen et primordial. L’artiste sillonne la campagne et les villages côtiers, immortalisant les falaises, les vagues, les alignements ancestraux de pierres, mais aussi les menhirs et les pierres percées. Autant de « motifs » qui infusent dans les décennies suivantes l’œuvre de celle qui sera officiellement intronisée barde de Cornouailles !
Pendant dix ans, Barbara, son époux et leurs triplés partagent une petite maison. Une situation compliquée car, entre la promiscuité, une relation matrimoniale qui bat de l’aile et le manque cruel de place pour travailler, la sculptrice s’étiole. Elle a définitivement besoin d’une « chambre à soi », pour reprendre la formule d’une de ses compatriotes. Mais St Ives et les alentours commencent à être une destination en vogue et les biens se font rares. En 1949, elle a vent d’une opportunité à saisir : un atelier accolé à un jardin surplombant le centre-ville avec une vue imprenable sur la mer. Elle l’acquiert lors d’une vente aux enchères, aidée notamment par des amis et des mécènes. Trewyn sera son havre de paix, le lieu où elle peut vivre et travailler à sa guise, et notamment s’entourer d’assistants. Cette acquisition marque d’ailleurs un tournant dans sa carrière qui décolle instantanément. La même année, elle expose pour la première fois aux États-Unis, et en 1950 elle représente la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise. Les commandes et les projets s’enchaînent ensuite à un rythme soutenu. Cette émancipation met fatalement un terme à un mariage précaire.
En 1951, elle s’installe définitivement dans le studio et l’aménage très sommairement. La sculptrice, une femme gracile qui pratique la taille directe, n’a en effet pas peur de vivre à la dure. La maison se résume ainsi à une humble cuisine et à une petite salle d’eau, surmontées d’un atelier baigné de lumière naturelle où elle dort, dessine et travaille le bois. Mais son vrai royaume, c’est le jardin, peuplé d’une grande variété de plantes aux différentes textures et nuances ; du magnolia au bambou en passant par l’eucalyptus et la cordyline. Conçu comme un écrin pour magnifier ses œuvres, ce lieu enchanteur est aussi un espace de travail où elle taille la pierre à l’abri des regards. Comme le rappelle encore l’accumulation de sculptures en marbre à peine ébauchées laissées en l’état après sa disparition. L’artiste ayant expressément interdit les éditions en bronze posthumes, les plâtres non tirés sont également restés en l’état dans les serres, ce qui confère au lieu une atmosphère exceptionnelle. Une sorte de work in progress d’une rare poésie.
Barbara Hepworth honorée chez son idole Rodin
Étrangement, Barbara Hepworth, l’une des meilleures sculptrices du XXe siècle, n’avait jamais reçu les honneurs d’une exposition d’envergure à Paris. Le Musée Rodin répare cette erreur historique en rendant hommage à cette artiste majeure de l’art moderne, élevée à cette enseigne à la dignité de Dame (l’équivalent féminin du célèbre titre de Sir). L’artiste, qui vouait un véritable culte à Rodin, ne pouvait rêver d’un plus bel écrin pour cette monographie inédite. L’établissement parisien, en étroite collaboration avec la Tate, rend enfin justice à cette créatrice audacieuse qui révolutionna la sculpture à travers un choix pertinent de pièces en marbre, en plâtre, en métal, sans oublier le bois. Le parcours, également agrémenté d’œuvres peintes et graphiques, offre ainsi une vue d’ensemble très représentative de son immense carrière. Le musée, qui ne bénéficie pourtant pas de vastes espaces d’exposition temporaire, a littéralement poussé les murs pour réunir ses plus grands chefs-d’œuvre tels que Pelagos, Torso, Trevalgan, Landscape, Menhirs, sans oublier Porthmeor et Single Form.
Isabelle Manca
« Barbara Hepworth »,
jusqu’au 22 mars 2020. Musée Rodin, 77, rue de Varenne, Paris-7e. Tous les jours de 10 h à 18 h 30, fermé le lundi. Tarif 12 € et gratuit. Commissaires : Catherine Chevillot et Sara Matson. www.musee-rodin.fr
C’est sans conteste la partie la plus émouvante et la plus vivante du musée. L’atelier des plâtres qui occupe les serres du jardin est en effet resté complètement dans son jus. Dans un joyeux désordre cohabitent ainsi des pièces achevées, des œuvres ébauchées, mais aussi le matériel et les objets personnels d’Hepworth. Ce lieu aux faux airs d’installation d’art contemporain propose une véritable immersion poétique dans l’antre de l’artiste et dévoile les coulisses de son processus créatif.
ThreeForms
Malgré son apparence totalement abstraite, cette composition extrêmement lumineuse est en réalité un portrait métaphorique des enfants de Barbara Hepworth et de son époux, le peintre Ben Nicholson. En 1934, le couple voit son foyer s’agrandir d’un coup avec l’arrivée des triplés Sarah, Rachel et Simon. L’année suivante, l’artiste commémore cette heureuse nouvelle en sculptant ce petit marbre dont elle ne se séparera jamais et qui est aujourd’hui une pièce emblématique des collections de son musée.
Pelagos
Caractéristique de sa production durant la Seconde Guerre mondiale, Pelagos témoigne d’une profonde réorientation de sa carrière. L’artiste délaisse l’abstraction géométrique radicale pour renouer avec l’organicité. Les paysages côtiers des Cornouailles et les sensations qu’ils suscitent chez elle provoquent alors un puissant impact sur son œuvre. Pelagos, terme grec désignant la mer, évoque par exemple la sensation de protection ressentie par Hepworth face aux criques et plages de la région.
Curved Form (Trevalgan)
L’installation à Trewyn marque un véritable tournant dans sa carrière. Dans son atelier et son jardin, elle bénéficie enfin de l’espace nécessaire pour créer des pièces de grand format, mais elle peut aussi s’entourer d’une équipe d’assistants lui permettant de travailler de nouveaux médiums comme le bronze. Ce passage au bronze lui ouvre de nouveaux horizons et elle envisage d’autres formes, notamment des pièces courbes évoquant le mouvement des vagues tandis que leur patine rappelle l’écume.
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La maison-atelier de Barbara Hepworth à St Ives
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°730 du 1 janvier 2020, avec le titre suivant : La maison-atelier de Barbara Hepworth à St Ives