Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci Giorgio de Chirico et Apollinaire.
— Je voulais, cher ami, en témoignage de ma reconnaissance pour le soutien si précieux que vous n’avez cessé de m’apporter, vous offrir ce tableau qui, me semble-t-il, avait retenu votre attention.
— J’avais en effet, je ne sais pourquoi, trouvé dans le profil sombre de cet homme qui porte une cible à la tempe, une ressemblance avec moi.
— Oui, de ce cercle on pourrait dire qu’il s’agit d’une cible, ou bien seulement d’un cercle, forme parfaite, géométrique – je la nomme métaphysique –, semblable en cela à ce que je tente d’extraire du réel dans mes architectures réduites à leurs formes les plus essentielles. Cette silhouette, on pourrait dire que c’est vous, bien sûr, mais aussi qu’il s’agit d’une idée : l’idée du poète dont vous êtes la plus parfaite incarnation.
— Mais moi aussi, Chirico, je suis peintre, le savez-vous ? Je suis justement en train de composer un recueil d’un genre nouveau, fait d’idéogrammes lyriques, à la fois textes et dessins, les mots étant disposés sur la page de telle sorte qu’ils font surgir la forme même dont ils parlent. Vous voyez ? Poème et forme, en même temps, à la manière de votre cible qui est cercle, tout autant.
— Comment nommez-vous cela ?
— Je les nomme calligrammes, pour dire à la fois calligraphie et idéogramme.
— Vous avez raison, vous êtes peintre, Apollinaire, vous l’êtes à la façon de vos amis cubistes : vous pratiquez l’art du collage verbal, pour mieux faire jaillir le nouveau.
— Votre œuvre, en revanche, ne ressemble à aucune autre, antique ou moderne, formée sur des éléments. Si la géométrie et les effets de perspective sont les éléments principaux de votre art, ses moyens ordinaires d’expression et d’émotion, on peut affirmer, cependant, que votre peinture n’est pas peinture dans le sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot.
— Vous le voyez, il règne entre nous une gémellité singulière : semblables nous le sommes, parce qu’incomparables.
— Il est vrai qu’au même titre que je suis peintre, on pourrait définir votre art comme une écriture du songe. Au moyen de fuites presque infinies d’arcades et de façades, de grandes lignes droites, de masses immanentes de couleurs simples, de clairs et d’obscurs quasi funéraires, vous arrivez à exprimer, en fait, ce sens de vastitude, de solitude, d’extase que produisent parfois quelques spectateurs du souvenir dans notre âme quand elle s’endort. Vous exprimez comme nul ne l’a encore fait la mélancolie pathétique d’une belle fin de journée dans quelque antique cité italienne où, au fond d’une place solitaire, outre le décor des loggias, des portiques et des monuments du passé, un train passe en vomissant des bouffées de fumée, un camion de grand magasin stationne et une très haute cheminée fume dans le ciel sans nuage.
— Vous comprenez, maintenant, pourquoi ce tableau vous est destiné ?
— Mais cette cible, est-ce qu’elle ne fait pas comme une blessure à la tempe du poète ?
— Oui, si l’on veut, c’est la blessure du monde que le poète porte sur le côté. La guerre arrive, Apollinaire.
— Oui, la guerre arrive, vous la peignez déjà.
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Le Jour où… Chirico a croisé Apollinaire
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°734 du 1 mai 2020, avec le titre suivant : Le Jour où… Chirico a croisé Apollinaire