Europe - Musique

Dénazifions enfin l’hymne européen

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 7 juin 2024 - 577 mots

Du 6 au 9 juin, les électeurs européens sont appelés aux urnes. Savent-ils que l’Union européenne dispose d’un hymne officiel et que c’est un ancien membre du parti nazi qui s’était chargé il y a plus de cinquante ans de son arrangement musical ?

Le chef d'orchestre Herbert von Karajan (1908-1989) en 1941. © Bundesarchiv, Bild 183-R92264 / CC-BY-SA 3.0 https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bundesarchiv_Bild_183-R92264,_Herbert_von_Karajan.jpg?uselang=fr
Le chef d'orchestre Herbert von Karajan (1908-1989) en 1941.

L’affaire peut être considérée comme un aveuglement scandaleux ou bien une maladresse à une époque différente de l’actuelle. Chacun jugera comme pour des questions similaires auxquelles désormais des musées doivent répondre. En 2009, l’historien Esteban Buch, auteur de l’essai La Neuvième de Beethoven : une histoire politique (Gallimard), s’était indigné en publiant une tribune dans Le Monde, « L’hymne qui sent le soufre ». L’affaire est revenue ce mois-ci sur le tapis à l’occasion des célébrations du bicentenaire de la création de cette ultime symphonie du compositeur. Car l’hymne provient de son quatrième mouvement, le prélude de l’Ode à la joie, ce poème de Friedrich von Schiller proclamant « tous les hommes deviendront frères ». Par ailleurs, les craintes que les vainqueurs des scrutins de juin soient les candidats nationalistes et populistes renforcent les doutes sur les capacités futures des instances européennes à mettre enfin en accord leur hymne avec les idéaux affichés.

Le 12 janvier 1972, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, après vingt ans de tergiversations, valide le projet d’ériger le prélude de l’Ode à la joie en hymne officiel européen. Le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Lujo Toncic-Sorinj demande à son compatriote autrichien, Herbert von Karajan (1908-1989) de diriger sa première exécution. À cette époque, le maestro domine la vie musicale européenne, il dirige la Philharmonie de Berlin, l’Opéra de Vienne, le Festival de Salzburg. Karajan accepte et réalise une courte adaptation du célèbre prélude. Peu de modifications, il ralentit le tempo et renforce l’orchestre. Il publie sa partition, enregistre des disques. Ainsi, il est officiellement l’auteur de cet arrangement et, en dépit des objections répétées du Conseil, s’obstinera à vouloir recevoir des droits d’auteur. En 1985, les Communautés européennes (la future Union) adoptent elles aussi cette adaptation Karajan comme hymne officiel, sans s’émouvoir que, depuis, ce même fragment de la Neuvième symphonie avait servi de 1974 à 1980 d’hymne national au régime raciste d’apartheid de la Rhodésie (futur Zimbabwe).

Il est acquis désormais que Karajan, jeune Autrichien, avait adhéré au parti nazi dès le 8 avril 1933, année de l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne et en restera membre jusqu’en 1945. Cette adhésion facilitera sa carrière, dès 1935 il est nommé directeur musical général d’Aix-la-Chapelle. En 1946, il est condamné à deux ans d’interdiction de représentations. Cette peine est considérée, notamment par la communauté juive, comme trop légère. En 1955, des Américains manifestent lors de sa première venue à Carnegie Hall à New York : « No harmony with nazis », affichent-ils. Karajan n’a jamais exprimé ni regrets ni remords. En 2023, le théâtre d’Aix-la-Chapelle a décidé de retirer un buste en bronze à son effigie, après de nouvelles découvertes sur l’année de son inscription au parti nazi.

Aujourd’hui, l’Union et le Conseil semblent dans un bel imbroglio et curieusement partisans de la « culture de l’annulation » que bien de leurs membres ne cessent pourtant de dénoncer. L’arrangement Karajan est toujours en vigueur, mais leurs sites ne le mentionnent pas et ont effacé, sans explications, le nom du chef d’orchestre. Toujours à partir du prélude de l’Ode à la joie, leurs sites Internet proposent des variations (rom, hip-hop, une rhapsodie…). Il serait temps que les instances de Strasbourg et Bruxelles reconnaissent leur erreur.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : Dénazifions enfin l’hymne européen

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