MONDE
Parmi toutes les menaces qui pèsent sur l’humanité, rien n’est pire que celles qui se déguisent en progrès, et dont on vante tous les jours les mérites.
De fait, bien des civilisations ont disparu pour ne pas avoir vu qu’une innovation majeure pouvait devenir mortelle pour celles qui ne sauraient pas se prémunir contre ses conséquences catastrophiques.
C’est le cas aujourd’hui des réseaux sociaux : ils peuvent détruire l’humanité. Non seulement parce qu’ils participent, d’une façon imprévue et bientôt majeure, aux émissions de gaz à effet de serre, lesquels viennent aggraver la crise climatique, mais aussi parce qu’ils accélèrent le processus, entamé bien avant eux, de raccourcissement de la durée de vie des objets, des efforts, des sentiments, des relations, des projets. Et parce que, sous couvert d’une multiplication des mises en relation entre les individus, ils ne font en réalité trop souvent qu’aggraver la solitude de tous.
Ce n’est pas un phénomène nouveau : voilà longtemps que la plupart des hommes pensent plus à l’instant présent qu’à leur ambition longue. Voilà longtemps que, obsédé par le sens de l’immédiat, beaucoup ont perdu le sens de la hiérarchie des événements et des priorités ; et se désintéressent des autres, tout à côté d’eux, comme du monde qu’ils laisseront après eux. Voilà longtemps que le projet n’a plus de sens, que l’entêtement est mal vu, que l’ambition est discréditée, que l’altruisme est moqué, que la déloyauté est vécue comme une des formes légitimes de l’exercice de la liberté.
Les réseaux sociaux en donnent une version paroxystique. Et on ne peut que se désoler de voir tant de gens ayant passé des années à préparer leur avenir par des études se mettre à s’intéresser d’une façon obsessionnelle à l’image immédiate d’eux-mêmes que leur renvoient les réseaux sociaux, au point de passer entre trois et six heures par jour à s’y mirer. Des heures pendant lesquelles ils sont sollicités par des sensations et des informations de plus en plus sommaires, agressives, extrémistes, visant à retenir une attention de plus en plus évanescente. Des heures qu’ils ne peuvent plus passer à apprendre, à créer, à aimer, à découvrir, à partager, à vivre.
Dans le royaume des réseaux sociaux, tout sujet ne peut retenir l’attention plus de quelques minutes, voire quelques secondes. Tout ce qui est projet n’a pas de sens. Tout ce qui n’est pas scandale ne vaut rien. La politique elle-même se réduit à une juxtaposition de petites phrases, sans plus se préoccuper vraiment de la réalité du terrain et de la vie des gens. L’art se réduit à ce qui fait scandale, oublié aussi vite qu’il a été porté au pinacle.
Il est temps de réagir. De ne plus se laisser dominer par le spectacle permanent des invectives et des faux scandales. De ne pas se laisser contaminer par la boulimie informationnelle ; pour ne pas succomber d’une obésité virtuelle, tout aussi mortelle que l’autre. Les réseaux sociaux tuent aussi sûrement que le sucre.
Savoir redonner du sens au temps. Savoir mener des projets longs. Penser sans cesse aux traces qu’on laissera sur les générations futures, suppose de se conduire avec l’information comme avec la nourriture : la choisir, la puiser aux meilleures sources, la déguster, prendre son temps pour en tirer profit, en parler avec les autres.
Et organiser à intervalles réguliers des jeûnes d’information, comme on doit, pour sa santé, à intervalles réguliers, se priver de nourriture. Pour s’isoler, méditer, penser, écrire, converser, aimer, en revenir à l’essentiel. Vivre, enfin.
Inventer une gastronomie des réseaux sociaux. Beau défi. Tout reste à faire !
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°523 du 10 mai 2019, avec le titre suivant : Déconnecter ou mourir