LYON
La redécouverte des arts de l’Islam au XIXe siècle a donné naissance à deux approches esthétiques a priori opposées : une vision fantasmée de l’Orient par les peintres et de nouvelles théories rationnalistes dans l’ornement et les arts décoratifs.
L'évocation du mot Orient suscite depuis toujours une fascination, un émerveillement dans l’imaginaire de l’homme occidental. Il est cet autre immuable, lointain, fondamentalement différent. Il est l’antithèse du monde moderne occidental puissant, mais instable. En pleine crise identitaire, l’Occident du XIXe siècle recherche dans l’altérité une issue de secours. Après l’enthousiasme pour l’Antiquité gréco-romaine, qui perdure jusqu’au XVIIIe siècle, l’Europe est en quête d’une nouvelle Renaissance, de nouveaux répertoires de formes. Plongée dans ses conquêtes colonialistes, elle se tourne naturellement vers l’Orient et les arts de l’Islam, qu’il faut comprendre non pas dans le sens religieux, mais en tant que civilisation, culture.
L’extension géographique du monde occidental comme la multiplication des voyages, qui facilite la circulation des objets et la diversification des provenances, encouragent la constitution de collections publiques et privées.
La complexité et la richesse du sujet ont incité les commissaires de l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon à présenter les œuvres, plus de quatre cent cinquante, de manière chronologique, à travers des parcours individuels de voyageurs, de collectionneurs, de peintres, d’architectes et de décorateurs occidentaux, tous séduits par la culture orientale. De cette diversité, ils ont voulu démontrer que la redécouverte moderne des arts de l’Islam a favorisé deux approches différentes : celle des peintres orientalistes et celle des théoriciens de l’ornement et de l’architecture, qui aboutiront à une fusion des différences dans l’universel.
L’exubérance fantasmagorique de l’orientalisme en Occident
Dans la peinture orientaliste, les arts de l’Islam sont voués à une forme d’épanchement narratif où l’imaginaire côtoie le documentaire. Les objets d’art artificiellement instrumentalisés servant d’accessoires scénographiques accroissent l’exotisme de la scène, tandis que les décors de palais et de harems accréditent la fantasmagorie de la fable orientaliste. La plupart de ces peintres, aussi différents soient-ils, ont entrepris des voyages dans ces contrées lointaines. Gérôme séjourne plusieurs fois au Moyen-Orient, longuement en Égypte ; Prosper Marilhat, à Constantinople et en Asie Mineure ; Henri Regnault, au Maroc ; Delacroix, au Maghreb ; Chassériau, à Constantine ; Étienne Dinet, qui se passionne pour l’Algérie, devient Nasreddine Dinet après s’être converti à l’islam en 1913. Quant à Gustave Moreau, qui n’est jamais allé en Orient, il a longuement étudié les peintures mogholes.
Ainsi, du rêve exotique à la fable orientale, la notion d’Orient déclenche en Occident une véritable machinerie visuelle qui prolifère à tous les niveaux de la création des formes. Elle apparaît dans les décors de scènes de théâtre et d’opéra, comme dans les maquettes d’Édouard Desplechin pour le ballet Zara de Charles Nuitter ; dans les céramiques et verres réalisés par Philippe-Joseph Brocard, qui redécouvre et applique le premier l’ancienne technique des verriers de Syrie des XIIIe et XIVe siècles. Elle s’implante dans les mondes éphémères des Expositions coloniales ou universelles, alimentant la propagande illusionniste du colonialisme, comme chez Eugène Hénard pour la salle des Illusions, galerie de la Mécanique du Champ-de-Mars, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900.
L’orientalisme investit aussi partiellement les intérieurs des habitations bourgeoises, comme le salon oriental de la demeure parisienne du collectionneur Albert Goupil, lequel, après s’être rendu au Moyen-Orient en 1868, se met à collectionner les objets des arts de l’Islam ; ou, à Rochefort-sur-Mer, le salon turc de la maison de l’incontournable Pierre Loti, photographié habillé en Maure. Enfin, empruntant les voies déjà frayées par la peinture orientaliste, la photographie, par son caractère documentaire et de témoignage, fixe pour la postérité des instants de vérité et familiarise l’Occident aux richesses d’une autre civilisation.
Le rationalisme des théoriciens de l’ornement et de l’architecture
À contre-courant des poncifs fantasmagoriques valorisant le spectaculaire dans les arts de l’Islam se développe chez les théoriciens de l’ornement et de l’architecture une volonté d’instituer dans l’histoire de l’art une nouvelle esthétique rationaliste, dont les prémices se rencontrent, dès le début du XIXe siècle, dans la politique impériale des puissances européennes qui associent, dans leurs expéditions militaires ou dans leurs missions diplomatiques en Orient, savants et artistes. De ces campagnes proviennent des études approfondies de relevés de plans d’architecture ou d’objets, mais aussi l’importation de nombreuses pièces qui vont orner les étagères de collectionneurs privés ou celles des institutions publiques. Dès lors, des réseaux se tissent pour donner naissance à l’étude des monuments et des ornements de l’Islam.
Les deux foyers les plus actifs sont la France et le Royaume-Uni qui, bien que rivaux en matière coloniale, mènent ensemble une double action de clarification historique et esthétique. Des études architecturales sont soumises à des publications monumentales, afin de transmettre un savoir visuel sur le vocabulaire ornemental de l’Islam. En France, le modèle décoratif et architectural oriental s’épanouit à partir de Viollet-le-Duc et autour de ses disciples, comme Edmond Duthoit, au Maghreb ; Jules Bourgoin, au Caire, qui publie simultanément en 1873 Théorie de l’ornement et Les Arts arabes ; ou encore, Léon Parvillée, en Turquie, auteur d’Architecture et Décoration turques au XVe siècle.
La rigueur géométrique de leurs travaux, qui doit permettre de comprendre la structure interne d’une forme ornementale, s’oppose radicalement aux « partisans de la fantaisie en tout », pour reprendre l’expression de Viollet-le-Duc dans sa préface au livre de Léon Parvillée. Au Royaume-Uni, dès 1856, une grammaire de l’ornement des arts de l’Islam est mise en place par Owen Jones dans sa Grammar of Ornament. Avec cet ouvrage, reproduisant grâce au procédé de chromolithographie des centaines d’illustrations d’ornementations de Chine, de Perse, des Indes, d’Arabie, Jones ouvre la voie à la réforme des arts décoratifs.
La Renaissance orientale, vers une syntaxe universelle
La réforme amorcée par Jones visant à une fusion des arts de l’Islam dans l’art occidental, et plus précisément à une fusion des différences dans l’universel, conduit à une renaissance dans l’esthétique du monde moderne. Le vocabulaire de l’ornement islamique, par son lien avec la géométrie, peut échapper à l’histoire pour établir une syntaxe universelle des formes. La conquête de l’ornement est prise dans une théorie générale de la forme pure. En partant du rinceau hellénistique jusqu’à l’arabesque, Alois Riegl, dans son ouvrage Stilfragen (Questions de style, 1893), a une démarche grammairienne de l’évolution de la forme décorative. Il relève dans l’arabesque une « tendance antinaturaliste tournée vers l’abstraction » et vers l’infini.
Cette science géométrique pure de l’ornement est à l’égal de ce que la perspective était pour les artistes de la Renaissance. À l’instar des Arabes, qui ont assimilé le rinceau gréco-romain pour inventer l’arabesque, les artistes européens modernes vont tenter de comprendre les imbrications géométriques des arabesques pour pénétrer les lois générales d’harmonie et de dynamisme, et ainsi atteindre l’universel ; un universel entendu comme effacement de toute trace d’origine, comme assimilation des formes pour en créer de nouvelles.
William Morris, instigateur du mouvement Arts & Crafts, associant comme son nom l’indique arts et artisanats, a véhiculé dans ses créations cette dimension universelle, que nous retrouvons également dans les céramiques et les verres réalisés par Émile Gallé et André Metthey, ou encore dans les textiles Art nouveau de Mario Fortuny y Madrazo, ou les tissus d’ameublement de John Henry Dearle.
Le parcours s’achève avec des artistes comme Matisse et Paul Klee, qui sont parvenus à dépasser l’opposition traditionnelle entre décoration et représentation dans leurs rapports aux arts de l’Islam. Matisse aura la révélation lors de sa visite de l’Exposition internationale d’art islamique en 1910 à Munich ; elle aboutira à ses célèbres gouaches découpées. Paul Klee trouvera l’inspiration lors de son voyage à Tunis et à Kairouan, en 1914, où il découvrira l’art aghlabide ; elle le conduira à la fixation de symboles idéographiques dans ses tableaux.
1798-1801 Les campagnes napoléoniennes et l’expansionnisme européen ouvrent la voie à l’Orient dans les arts.
1829 Victor Hugo publie Les Orientales.
1834 Delacroix représente un orient sensuel dans Femmes d’Alger dans leur appartement.
1841 William Henry Fox Talbot invente le calotype, un procédé photographique adapté au voyage.
1862 Ingres peint Le Bain turc.
1911-1912 Matisse voyage au Maroc, il est inspiré par ses lectures de Pierre Loti et les œuvres de Delacroix.
1914 Paul Klee est en Tunisie.
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Quand l’Europe se rêvait orientale
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Le Génie de l’Orient, l’Europe moderne et les arts de l’Islam », du 2 avril au 4 juillet, Musée des Beaux-Arts de Lyon. De 10 h à 18 h, le vendredi à partir de 10 h 30. Fermé le mardi. Tarifs : 9 euros et 6 euros. www.mba-lyon.fr
Entre art et botanique. Dans le cadre de l’exposition, le musée des Beaux-Arts et le Jardin botanique de Lyon proposent, les 2 et 4 mai, une visite guidée sur le thème : « Entre art et botanique ». Salima Hellal, conservatrice des objets d’art, et Jean-Pierre Grienay, jardinier et botaniste de la grande serre tropicale du parc de la Tête d’or, échangent leur point de vue sur la symbolique des végétaux – motifs traditionnels de l’art islamique – et leur représentation dans les œuvres exposées. Lundi 2 mai à 12 h 30 et mercredi 4 mai à 14 h. Durée : 1 h 30. Sur réservation. Tarif : 3 euros.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°635 du 1 mai 2011, avec le titre suivant : Quand l’Europe se rêvait orientale