Photographie

Les institutions à l’épreuve de la photo

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 25 octobre 2010 - 2597 mots

Longtemps négligée, l’archive photographique, dont la sauvegarde tient à une poignée de spécialistes, fait l’objet de valorisation, même si elle bénéficie encore de peu de moyens, voire de considération.

Ils sont formels. « La prise de conscience en France de la conservation des archives photographiques date du début des années 1980 », souligne Anne Cartier-Bresson, directrice de l’Atelier de restauration et de conservation des photographies de la Ville de Paris (ARCP). À l’époque, « les institutions publiques, qu’elles soient nationales ou municipales, redécouvraient leurs fonds et prenaient conscience qu’il y avait une histoire de la photographie, et qu’elle était importante, poursuit Michel Poivert, historien et président de la SFP. En parallèle, des collections se constituaient au musée d’Orsay et au Centre Georges Pompidou. » 

Le travail précurseur de la BnF
La création en 1983 de l’ARCP elle-même, la première du genre en France, répondait à un constat dressé par Jean-Luc Monterosso, initiateur du Mois de la photo, créé trois ans plus tôt : faire des expositions au musée Carnavalet ou dans d’autres institutions de la ville à partir de leurs fonds supposait des restaurations et une meilleure conservation des clichés. « S’il n’y avait pas eu d’expositions photo, personne n’aurait mis de l’argent pour restaurer les fonds anciens, constate Anne Cartier-Bresson. Excepté la Bibliothèque nationale de France, pionnière dans cette redécouverte du patrimoine photographique. » Et ce, grâce à trois hommes : Jean Adhémar (entré en 1932 au département des Estampes qu’il dirigera de 1961 à 1977), Jean-Claude Lemagny (responsable de la photographie contemporaine de 1968 à 1996) et Bernard Marbot (responsable des collections du xxe jusqu’en 2003). Dès 1942, Jean Adhémar entreprit en effet l’acquisition de collections et de fonds d’atelier, comme celui de Nadar, afin de combler les manques et de donner une cohérence à un fonds que le dépôt légal et les dons alimentaient déjà de manière sporadique depuis l’entrée en 1849 du don d’Augustin François Lemaître, ancien collaborateur de Nicéphore Niépce. « La Bibliothèque nationale est la seule institution publique en France à avoir acquis entre 1940 et 1970 des blocs de collections constituées par les sauveteurs de la première génération que furent les collectionneurs Cromer, Sirot, Gilles et Coursaget », précise Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la Photographie. De même, Jean Adhémar a été le premier conservateur à avoir monté dès 1946 des expositions monographiques (Brassaï, Kertész, Man Ray, Nadar, Niépce, Atget…) et à avoir repensé la réorganisation des collections, tâche que poursuivra dans les années 1970 Bernard Marbot en intensifiant le gigantesque travail d’extraction d’inventaire et de reclassement du fonds. À noter également que l’AFP et les agences photo Sygma et Gamma firent durant cette période une sélection régulière de leurs productions au titre du dépôt légal, et ce jusque dans les années 1980 [lire encadré]. 

Des conservateurs-sauveteurs
« Si nous sommes le pays où il y a le plus de photographies, on le doit aussi aux institutions », rappelle Françoise Denoyelle, historienne de la photographie, présidente de l’ADIDAEPP, en réponse aux critiques formulées à l’égard des établissements publics jugés parfois négligents dans la gestion de ces fonds. « Ils ont récupéré beaucoup de choses in extremis, et géré nombre d’urgences lors de décès ou de déménagements », en particulier pour des agences de presse et des journaux. « Ce sont les conservateurs qui ont sauvé le fonds France Soir [300 000 négatifs, 400 000 épreuves] de la poubelle en 1988. […] Le quotidien déménageait et ne savait pas quoi en faire, précise-t-elle. La Bibliothèque historique de la Ville de Paris, avec l’accord de France Soir, l’a repris. Elle a travaillé dessus, a réalisé un inventaire, et une exposition de 414 photographies tirées de ce fonds a été organisée. » En 2008, l’acquisition par préemption du fonds d’Yvette Troispoux, menacé de partir à la benne, est une autre histoire de sauvetage de justesse. « Yvette Troispoux n’avait pas rédigé de testament, mais nous avait souvent dit son souhait de voir ses photographies à la BnF, explique Sylvie Aubenas. Lorsque nous avons été avertis de la menace qui pesait sur son fonds, à sa mort, nous sommes allés voir le cabinet de généalogie qui avait retrouvé les ayants droit pour leur dire notre intérêt et leur communiquer notre proposition d’achat à 10 000 euros. Nous avons essuyé un refus, leur réflexe ayant été de considérer que cela pouvait valoir plus à partir du moment où la BnF s’y intéressait. Le fonds fut donc mis aux enchères, et nous l’avons acquis en 2008 pour 5 000 euros, avec les droits de diffusion. » Ce travail de veille, de sauvegarde, les conservateurs et les bibliothécaires le connaissent tout en soulignant que l’archive n’est pas nécessairement le fruit de la machine étatique. Elle est aussi le fait d’associations, de fondations et de familles. Quoi qu’il en soit, elle induit de l’espace, des lieux adaptés aux conditions de conservation des différents procédés photographiques et un personnel qualifié pour son traitement et son interprétation, le plus souvent en nombre insuffisant au regard de la masse à traiter et des difficultés d’identification, d’indexation parfois, comme cela fut le cas pour le fonds Kertész et pour tant d’autres. Si un photographe donne ses photos sans les avoir triées, légendées, sans même avoir fourni des informations sur le contexte de la prise de vues, il faut en moyenne dix ans avant de les exploiter, estime-t-on en général. 

Un besoin de compétences
L’archive nécessite des investissements financiers et humains importants et des plans de préservation et de valorisation à long terme encore bien peu souvent dégagés, faute d’une politique nationale en la matière, et de conscience de son enjeu. L’ARCP mène ainsi, depuis plus de vingt ans, une analyse des collections des institutions de la ville évaluées au total entre 7 et 8 millions de photographies. « Dans l’équipe, on a autant de personnes qui évaluent et étudient les collections, et qui font les programmes de restauration, que de gens qui restaurent, la numérisation des fonds et leur diffusion étant assurées par la Parisienne de photographie », indique Anne Cartier-Bresson. Au musée Nicéphore Niépce, financé principalement par la Ville de Chalon-sur-Saône, l’effort porté sur l’inventaire et le laboratoire est également essentiel. Sur la cinquantaine de personnes employées par le musée, les deux tiers travaillent sur ces deux secteurs, « cœur du musée comme les salles d’exposition et les visiteurs », souligne son directeur, François Cheval [lire encadré]. Chaque année, là aussi, un programme de restauration, de documentation et de numérisation est fixé. Les urgences ne manquent pas, notamment en ce qui concerne les procédés couleur et les nitrates de cellulose hautement toxiques. De fait, les problématiques vécues par les institutions dotées de fonds photo sont nombreuses, à commencer par la carence aiguë en personnel (une seule personne s’occupe des documents iconographiques à la BHVP) et le déficit de formation. « On manque de gestionnaires de collections qui savent ce qu’est la photographie », reconnaît Anne de Mondenard, responsable scientifique de la Mission de la photographie.

Le coût du stockage
L’espace, ensuite, toujours insuffisant, est devenu cher, surtout en centre-ville. Les aménagements spécifiques nécessaires à l’archive photo, et que beaucoup ne possèdent pas encore ou qu’ils ont, au mieux, au minimum, gonflent d’autre part la facture du stockage. La mutualisation d’un lieu de conservation est une solution envisagée pour résoudre ce problème, notamment par les institutions nationales. Des discussions sont ainsi entamées entre la BnF et la Médiathèque installée au fort de Saint-Cyr pour que cette dernière accueille un certain nombre de négatifs sur papier et sur verre de la BnF. Du côté du privé, Everial, entreprise spécialisée dans la gestion de stockage d’archives administratives, a ouvert récemment un département de conservation de la photographie dans ses entrepôts de Chalon-sur-Saône, patrie de Nicéphore Niépce, pour répondre à cette problématique. Créé et dirigé par l’ancien patron de l’agence photo Editing, Serge Challon, ce département compte déjà pour clients : le fonds photo de la Fnac et sa collection de tirages encadrés, celui de L’Express, de la Compagnie nationale du Rhône et de l’Agence VU, notamment. Coût pour le client : 20 euros le mètre linéaire par an pour une salle à température pondérée et 60 euros pour la salle haute sécurité. « Nous ne sommes pas pour autant un garde-meuble. Le client a une salle de consultation à sa disposition, et une compétence iconographique et de numérisation à son service », précise Serge Challon. Toutefois, ce genre de services n’est pas du goût de tout le monde, à commencer par certains photographes peu enclins à laisser partir loin d’eux leurs archives. Lorsque la Bibliothèque historique de la Ville de Paris envisagea un temps de délocaliser son fonds France Soir à Chalon, elle souleva un tollé par crainte de voir s’éloigner une archive de toute première importance pour les historiens. 

L’indispensable recherche
Recherches et expositions forment effectivement un tandem fondamental dans la vie d’une archive et dans sa valorisation. « L’archive sans chercheur ne sert à rien », rappelle Marta Gili, directrice du Jeu de paume, tout en déplorant le manque de chercheurs, de bourses, d’intérêt et de motivation. « Je reçois beaucoup de projets d’expositions contemporaines, mais aucun en exposition historique. La recherche, on l’a oubliée. On a versé dans l’événementiel. » Ce constat, nombre de conservateurs le font, surtout pour le xxe siècle, et le déplorent. Au fort de Saint-Cyr, Jean-Daniel Pariset souligne le peu de visites d’étudiants à la Médiathèque comme le besoin de petites mains pour aider à l’archivage. Ce sont donc des prisonniers de la centrale de Poissy qui saisissent les fiches du fonds Harcourt. Les bourses, par ailleurs, sont rares. Les liens entre universités et institutions régionales ou municipales sont à renforcer et le mécénat, encore timide, doit être développé. Excepté les bourses octroyées par Roederer depuis quatre ans pour traiter les collections de la BnF, au nombre de deux par an, et celles du Getty Research Institute, dont l’INHA a bénéficié à hauteur de 200 000 dollars pour faire l’inventaire de sa collection de photos, les institutions trouvent peu de soutien. Car la recherche est invisible, demande du temps et n’a pas de résultat immédiat. Francis Lacloche, conseiller en charge des Arts plastiques, de la Photographie et du Mécénat au ministère de la Culture, le reconnaît : « Si aujourd’hui on trouve des mécènes pour l’art contemporain, il faut que l’on arrive à faire venir au document photographique des mécènes, des entreprises, des philanthropes. » Quant à la portée d’une exposition, outre la sensibilisation au sujet, elle est également fondamentale d’autant qu’elle s’accompagne en général de la parution d’un livre, donc d’écrits sur le sujet. 

La numérisation des images
La numérisation et la lecture en ligne constituent désormais l’autre axe important de la valorisation de l’archive. « Depuis le début des années 2000, la donne a changé. On numérise parce que l’on sait qu’en sauvant, en reproduisant aussi, on obtient de la valeur en prime », souligne Michel Poivert. La numérisation facilite la diffusion et ouvre un marché. Ainsi l’agence photographique de la RMN mène non seulement depuis plus de quarante ans un inventaire photographique des principales collections d’œuvres d’art conservées dans les musées, mais diffuse et commercialise en outre les fonds du British Museum, de la National Gallery, du Met et, tout récemment, ceux du Mnam. « En ligne, nous avons 90 000 images photographiques sur 550 000 images au total », confie Jean-Paul Bessières-Orsoni, chef du département de l’Agence photographique de la RMN, tout en insistant sur le volet restauration des documents qui incombe parfois à l’agence. Du côté de la Parisienne de photographie chargée de la gestion du fonds Roger-Viollet, et de la numérisation et commercialisation des collections de la Ville de Paris, « on numérise 30 000 supports par an de la collection Roger-Viollet et 30 000 supports de la Ville de Paris », indique Nathalie Doury, sa responsable, tout en soulignant la difficulté de la ville à leur fournir 30 000 supports dépoussiérés et conditionnés. Contrairement à ce que l’on peut imaginer, la numérisation ne supprime pas les tâches préalables de nettoyage, de reconditionnement et de documentation. Elle demande du temps. Elle requiert aussi des juristes pour la question sensible des droits d’auteur, et ceux-ci sont complexes, surtout quand il faut identifier les ayants droit. Quand l’œuvre n’est pas tombée dans le domaine public, aucune reproduction n’est possible sans leur accord ou celui de l’auteur. Irving Penn a ainsi toujours refusé que ses œuvres soient numérisées et diffusées sur Internet. « La numérisation de l’image et son indexation ont un coût. Elles ne peuvent pas aller en dessous de 20 euros pour chaque photo », indique Jean-Paul Bessières-Orsoni. Or, « aujourd’hui, une image qui n’est pas numérisée est une image qui n’existe pas. » Le danger de voir disparaître des fonds comme ceux de certaines agences de presse absorbés par Corbis ou Getty Images est, à ce titre, réel. « Ces deux géants du marché de la photographie ne mettent en ligne qu’environ 4 % de leurs 70 millions d’images, le reste étant stocké », constate le responsable RMN. Mais si le devenir des fonds d’agences photo et de journaux inquiète, leur conservation et leur étude ne sont souvent pas la priorité de leurs propriétaires au regard du coût et du peu de rapport de ces archives. Une problématique qui fait craindre le pire et à laquelle, pour l’heure, aucune réponse n’est apportée. Nous faisons pourtant face à une menace de disparition d’une partie de l’histoire du xxe siècle, retranscrite par ces photographes, la question du devenir de l’archive numérique étant une autre source d’interrogations sur laquelle il faudra bien aussi se pencher un jour.

Cinq possibilités de rentrer dans un fonds

Ces possibilités sont de plusieurs ordres, mais relèvent souvent des liens personnels tissés avec tel conservateur ou telle institution. La donation exprime ce dialogue entretenu comme l’achat par l’État (cas de l’atelier d’Atget). La donation de tirages peut ainsi se faire à la faveur d’une exposition. C’est le cas de Nachtwey, Ballen, Salgado et Kenna à la BnF, et de Joseph Koudelka, Raymond Depardon ou Harry Callahan à la Maison européenne de la photo. La dation est une autre possibilité. Le fonds Man Ray, comprenant des photos, des peintures, du mobilier et des objets, a ainsi été acquis par dation en 1994 et attribué au Mnam, d’autres œuvres de l’artiste étant rentrées dans la collection par donation en 1995. Toutefois, la procédure de la dation est rare et sujette à l’approbation de Bercy, car elle donne droit à un abattement fiscal. Le legs, autrement dit le testament, constitue une troisième procédure. C’est ainsi que le fonds de Horowitz, connu dans le domaine de l’opéra, notamment, arriva à la BnF. L’acquisition par préemption relève de son côté de la menace de voir disparaître, partir à l’étranger ou encore disperser un fonds important, comme ce fut le cas pour celui d’Yvette Troispoux, photographe connue pour avoir saisi le tout petit monde de la photo. Quant au dépôt légal, il existe théoriquement par deux lois, l’une adoptée en 1925, l’autre en 1947, puisque celles-ci n’ont pas été abrogées, mais il est tombé en désuétude. Peu de photographes, comme Pierre Jahan, l’ont respecté. Et puis il est ingérable, on ne peut faire rentrer sur ce principe valable pour le livre, tout ce qui est publié en image. À noter que la BnF ne conserve des photographies que sur papier. Il reste que ce dépôt légal demande à être éclairci, comme il faudra aussi aborder la question dudit dépôt pour le numérique, une réflexion que la BnF mène à l’heure actuelle.

La voie du musée Niépce

Implanté dans la ville natale de Nicéphore Niépce, à Chalon-sur-Saône, et évidemment né de son fonds, le musée éponyme échappe à tout modèle. L’histoire de toutes les photographies y tisse la trame de cette collection ouverte aux procédés photographiques et à toutes les utilisations du médium, comme le révèle sa collection composée d’appareils (près de 6 000) et d’images sur tous supports (environ 3 millions). Entièrement financé par la Ville, soutenu par la Drac (et dans ses acquisitions par le Fram), le musée Niépce, avec sa cinquantaine d’employés, mène de front une politique de conservation et de restauration ambitieuse (son laboratoire, créé en 1996, est une véritable veille technologique, notamment pour le numérique) et un programme d’expositions, d’éditions et de soutien à des projets comme celui entamé depuis 2006 par Antoine d’Agata, et qui fera l’objet d’une exposition à partir du 11 février 2011.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°629 du 1 novembre 2010, avec le titre suivant : Les institutions à l’épreuve de la photo

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