Raymond Depardon a passé l’équivalent d’un an dans son fourgon aménagé à photographier en grand format et en couleurs « sa » France. Il témoigne d’une forme d’identité nationale du territoire.
L'oeil : Votre exposition à la BnF montre trente-six images d’un travail qui en compte plusieurs centaines. Pourquoi présentez-vous une sélection aussi resserrée ?
Raymond Depardon : Pour une raison simple : la place qui m’a été proposée est restreinte. J’ai donc choisi de faire de cette exposition une boîte blanche, et de réunir en un seul regard la France qui va du nord au sud, d’est en ouest. J’aurais pu choisir de montrer cinq cents petits tirages. Mais je travaille à la chambre, je voulais donc des grands formats de 1,60 mètre sur 2 mètres. De plus, cette exposition s’accompagne d’un livre [édité au Seuil] dans lequel j’ai réuni deux cent quatre-vingts images. Je ne voulais donc pas faire deux fois le même « objet ».
L'oeil : Comment est né le projet « La France de Raymond Depardon » ?
Raymond Depardon : Vouloir photographier la France est un projet un peu fou. J’ai participé, dans les années 1980, à la mission photographique de la Datar [avec François Hers, Joseph Koudelka, Sophie Ristelhueber, Yves Guillot…] qui fut une aventure extraordinaire ! Après cela, un magazine m’a demandé de faire de nouvelles photos de la France [en 1998, un an après un reportage en Corse. Le portfolio n’a jamais été publié]. C’est en revoyant ces photos, dont certaines étaient intéressantes, que je me suis dit : « Supposons que je fasse l’équivalent d’un an de prises de vues en France, étalé sur une période de cinq ans, qu’est-ce que cela apporterait ? » Et je suis parti au volant de mon camping-car.
L'oeil : Qu’avez-vous découvert de cette France que vous connaissiez déjà ?
Raymond Depardon : Avant de partir, j’ai bien regardé les photographes américains que j’aime, comme Ed Ruscha. Je me suis aperçu qu’ils avaient travaillé à une époque où les marques n’existaient pas. Ainsi, les stations-service qu’ils avaient photographiées ne se ressemblaient pas ! Aujourd’hui, et je ne porte aucun jugement, tous les centres-villes ont tendance à se ressembler. Quand j’ai débuté ce projet durant l’hiver 2004-2005, j’étais donc un peu déprimé. Je me suis posé plein de questions : « Qu’est-ce que je dois photographier ? Le patrimoine ? La nature ? » Mais j’ai compris que ni l’un ni l’autre n’allaient changer. Ce qui changeait, c’était la façon d’adapter le territoire. J’ai par exemple découvert un espace périurbain à mi-chemin de la ferme dans laquelle je suis né [la ferme du Garet près de Villefranche-sur-Saône] et ces centres-villes. Ces territoires sont en pleine évolution. Les femmes y jouent un rôle important. Car si elles ont précipité l’exode rural en ne voulant plus vivre dans les campagnes, aujourd’hui, elles veulent sortir des grandes villes, avec toutefois un enjeu de taille : trouver du boulot, même saisonnier…
L'oeil : Alors qu’avez-vous photographié en France ?
Raymond Depardon : Je me suis d’abord dit de photographier les calvaires, les cafés… ces cafés qui vont disparaître. Peut-être mes enfants me diront-ils : « Tu nous ennuies avec tes cafés ! » Mais il y a une beauté, une tendresse là-dedans. Puis je me suis aperçu que l’enseigne qui reste dynamique dans les petits bourgs, c’est le salon de coiffure. Ma grande surprise reste les couleurs incroyables des devantures des magasins. Des couleurs presque politiques dans la mesure où elles nous disent : « Hé, Ho ! On est là, on existe nous aussi. On n’a peut-être pas le métro, mais on est modernes. » Il y a de la tendresse et, parfois, un peu de maladresse comme cette sandwicherie que l’on verra à la BnF.
L'oeil : Vous citez Ed Ruscha. Pourtant, vous dites avoir été dans l’impossibilité de rendre hommage à vos maîtres américains, comme Walker Evans. Pourquoi ?
Raymond Depardon : En Vendée, par exemple, il y a énormément de frontons qui font très Walker Evans, proches de ceux que l’on voit dans l’Alabama. J’ai tenté de faire des cadrages de face, « à la manière de ». Mais le résultat ne fonctionnait pas. Il y avait toujours un rond-point ou une voiture pour me gêner. Alors après avoir essuyé les échecs du frontal américain, j’ai pris les angles…
L'oeil : N’avez-vous jamais eu l’envie d’aller plus loin et d’interviewer les gens que vous croisiez, comme vous l’aviez fait pour l’exposition « Terre natale » à la fondation Cartier ?
Raymond Depardon : Si, bien sûr. Travailler à la chambre, c’est un peu comme peindre sur un chevalet : les gens viennent discuter avec vous. Sauf dans le Sud-Ouest, qui connaît une dépression à laquelle je ne m’attendais pas – je m’y attendais en Lorraine – et où j’ai souffert du silence. Je n’ai jamais rencontré d’agressivité. Mais seuls les vieux et les jeunes venaient me voir. Aux générations anciennes, la chambre rappelait les photos d’école et de mariage. Les jeunes étaient étonnés de voir qu’un tel appareil existe. Quant aux actifs, ils n’ont pas le temps de s’arrêter. Je me suis donc méfié de prendre l’humain comme décoration. Sur ce point-là, j’appartiens plus à l’école anglo-saxonne qu’à l’école humaniste française. En revanche, il aurait pu s’agir d’un film avec du son. Il y a dans les conversations que j’ai eues de la tendresse, des accents, des caricatures parfois… Mais j’arrive désormais à tenir ma schizophrénie entre la photo et le cinéma.
L'oeil : C’est une grande liberté…
Raymond Depardon : J’aime cette liberté d’être à la fois un photographe et un cinéaste ; cette liberté que je trouve d’ailleurs davantage à travailler pour un musée que pour une chaîne de télévision, parce que je n’y suis pas formaté. Mais j’aime profondément la photographie, sa solitude. Je vais continuer dans la photo en alternant avec les films. J’ai besoin des deux. Il est vrai qu’avec « France », je rentrais parfois dans des petits cafés où je voyais des séquences de film magnifiques…
L'oeil : Pouvez-vous dire qu’il existe un territoire français ?
Raymond Depardon : Quand je me suis lancé dans ce projet, un ami m’a dit : « Cela sera difficile, car les Français, c’est l’histoire, pas la géographie. » Mais il existe un territoire ! Prenons un exemple concret : il se trouve que le rapport en inches de la chambre photographique est beaucoup plus carré. Donc j’en suis venu à me demander, que dois-je faire de ce morceau de trottoir ou de ce ciel ? Et je me suis rendu compte que le ciel était finalement moins important que le sol. Certains élus locaux pouvaient même ne pas aimer mes photos à cause du sol. Je me souviens d’une séquence faite en cinéma, lorsque je suivais M. Jacques Chirac lors de sa visite des commerçants de la rue Saint-Dominique, dans les années 1980. Un charcutier, tenant sa main, lui disait avant qu’il ne quitte la boutique : « Et faites-moi un beau trottoir ! » L’obsession de ce commerçant, c’était le trottoir, pour des raisons diverses : la poussette, la propreté… Et parce que le trottoir est une relation directe au service public. Cet espace public possède donc une résonance politique. C’est là que commence le « vivre-ensemble ». Vous ne pouvez désormais plus accéder à la petite place de l’église. Il y a des bornes, des fleurs, des néons… Au fond, les Allemands et les Américains, qui sont plus dynamiques que nous, ils n’ont pas tout ça. Ça, c’est so french. C’est ni du Becher, ni du Walker Evans, ni même du Martin Parr : il faut le regarder avec réalisme, mais sans critique.
Exposition du 30 septembre 2010 au 9 janvier 2011
BNF François-Mitterrand / Grande Galerie
Quai François-Mauriac - Paris 13
Téléphone : 33(0)1 53 79 59 59
Métro : Lignes 6 (Quai de la gare), 14 et RER C (Bibliothèque François-Mitterrand)
Bus : Lignes 89, 62, 64, 132 et 325
Stations Vélib’ à proximité du site François-Mitterrand
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Raymond Depardon : « Travailler à la chambre, c’est comme peindre sur un chevalet »
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Abonnez-vous dès 1 €Raymond Depardon - 2009 - © Photographe Frédéric Marigaux pour L'oeil
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°628 du 1 octobre 2010, avec le titre suivant : Raymond Depardon : « Travailler à la chambre, c’est comme peindre sur un chevalet »