Art moderne

Du beau, du bon… du Chéret !

Par Sophie Flouquet · L'ŒIL

Le 23 août 2010 - 1656 mots

PARIS

Près de cent ans après sa rétrospective aux Arts décoratifs, en 1912, Jules Chéret fait son retour sur les cimaises de l’institution parisienne qui retrace sa carrière de ses célèbres affiches à son travail, moins connu, de décorateur et de peintre.

« Tiepolo de la place publique » et « Watteau des carrefours ». Ces deux expressions, couchées sous la plume de l’écrivain Félicien Champsaur (1858-1934) pour désigner l’art de Jules Chéret (1836-1932), sont symptomatiques de la position de l’artiste dans l’histoire de l’art. D’abord affichiste avant de devenir décorateur, dessinateur, pastelliste et peintre par hygiène quotidienne, Chéret a évolué dans les sphères artistiques de son époque tout en ne reniant jamais son attachement à la culture populaire. Une position à part qui ne lui a pas toujours valu de figurer en bonne place dans les manuels d’histoire de l’art. De son vivant, l’artiste a pourtant été un personnage célèbre et honoré de récompenses officielles.

Encore aujourd’hui, tout le monde connaît – souvent sans le savoir – des affiches produites par Chéret, de l’archétype de la femme de la Belle Époque, avec l’image des danseuses des Folies-Bergères, à la publicité pour le papier à cigarettes Job ou l’apéritif Dubonnet. Le genre a suscité de son vivant un tel enthousiasme qu’il est à l’origine du premier courant de l’affichomanie.

Dès 1912, Chéret bénéficiait ainsi d’une première exposition aux Arts décoratifs, dont le musée s’est enrichi d’un fonds exceptionnel d’affiches entrées par le biais de deux donations (Roger Braun et Georges Pochet). En 1928, un musée à son nom ouvrait à Nice grâce aux donations du baron Vitta et de Maurice Fenaille, les deux fidèles mécènes de l’artiste… Depuis, l’oubli a progressivement gagné et, hormis une présentation à Évian en 2008, Chéret n’avait plus eu les honneurs d’une exposition parisienne. 

L’apprentissage des procédés d’imprimerie en Angleterre
Dans une scénographie conçue par Nestor Perkal, cette présentation du musée de la Publicité revient donc sur le parcours du maître de l’affiche et insiste sur un pan méconnu de son travail : la décoration. Fenaille et le baron Vitta l’ont en effet tous deux incité à franchir le pas en lui commandant des travaux pour leurs luxueuses résidences.

Les débuts de Chéret auront pourtant été assez modestes. À l’âge de 13 ans, il entre en apprentissage en qualité de dessinateur de lettres. Mais rapidement, après être passé chez plusieurs imprimeurs parisiens, il fait un pari qui se révélera décisif pour son avenir. En 1859, il traverse la Manche et s’installe à Londres. La capitale anglaise est alors à l’avant-garde en matière de procédés d’imprimerie, dont la lithographie en couleurs, inventée dans les années 1830 par Godefroy Engelmann et Charles Hullmandel, et l’affiche de grand format. Chéret y poursuit sa formation à ces procédés techniques novateurs qui n’existent pas encore en France. Quelques illustrations de partitions de chansons, exposées au public pour la première fois, témoignent ainsi de ses premiers pas dans l’illustration imprimée.

De retour à Paris, en 1866, Chéret a la chance de bénéficier rapidement du soutien du parfumeur Eugène Rimmel, pour qui il illustre Le Livre des parfums (1870) mais aussi une série d’étiquettes et de chromos destinés à la promotion des produits cosmétiques diffusés par l’industriel. Rimmel lui avance également des fonds qui permettent à Chéret de monter sa propre imprimerie et de développer la chromolithographie importée d’Angleterre. Il cédera sa fabrique en 1881 mais en conservera toujours la direction artistique, contrôlant étroitement le processus de fabrication. 

Une nouvelle communication pour une nouvelle société
De ces débuts datent quelques créations très célèbres destinées à la promotion des spectacles qui fleurissent alors à Paris sous le Second Empire, comme La Biche au bois, un « incunable » de l’histoire de l’affiche très rarement exposé.

En pleine période d’haussmannisation, alors que la ville devient « grise et triste comme un bourgeois », comme le déplore alors l’architecte Charles Garnier, Chéret diffuse les premières affiches en couleurs sur les murs de la capitale. Sa maîtrise des tonalités est la clef de son talent. Ses affiches témoignent aussi, en faisant la promotion des spectacles de son temps – cirque et music-hall – mais aussi des expositions, des nouvelles destinations desservies par le rail triomphant ou encore des produits alimentaires ou cosmétiques diffusés par l’industrie, de la société du Second Empire. Ces images accompagnent ainsi le développement de la société de consommation naissante.

Chéret sait alors inventer un nouveau langage de la communication visuelle, avec ses lignes ascendantes de typographie et ses images attrayantes. Son style, en germe dès ses premières créations anglaises, se confirme. Chéret privilégie les sujets gais et soigne l’imbrication texte et image. Plusieurs personnages sont récurrents : le « gommeux », la petite danseuse jaune et surtout la « chérette », une femme gaie, parisienne et mutine, qui deviendra une véritable icône de la Belle Époque. 

Un dialogue permanent avec les artistes de son temps
En exposant une part de la prolifique production de Chéret, le parcours permet aussi de comprendre la gestation de son travail. Bon dessinateur, Chéret faisait ainsi ses gammes tous les jours, comme en témoigne une salle réunissant quelques dessins. Son crayon s’inspire du style rocaille du xviiie siècle, de Watteau et Fragonard, qui sont redevenus à la mode grâce aux écrits des frères Goncourt. Mais Chéret sait aussi s’imprégner d’autres influences, dont le japonisme qui l’inspire par ses grands aplats colorés. Plusieurs maquettes d’affiches permettent ainsi d’appréhender sa démarche créative, son aisance dans le tracé de grands aplats de couleur schématisant d’emblée le sujet.

L’influence de son travail, placardé sur les murs de la ville, est importante dans la culture populaire mais elle n’épargne pas non plus le milieu artistique. Chéret l’artiste-artisan fréquente les artistes de son temps. Ceux de Montmartre qui côtoient le même univers du spectacle mais aussi Monet, avec qui il échange des œuvres. Le sculpteur Bourdelle, de son côté, lui dédie un poème publié dans la presse et soigneusement consigné dans l’argus des coupures de presse… La fraîcheur de son art enthousiasme également Huysmans, qui déplore alors le conformisme de la peinture.

Malgré son statut d’industriel et d’imprimeur, Chéret évolue donc dans un milieu artistique fécond. En 1886 et 1889, il conçoit l’affiche des Arts incohérents, groupe d’artistes parodiant le rendez-vous très officiel du Salon. L’une de ses affiches, avec son personnage avalé par une lune hilare, a probablement inspiré le réalisateur Georges Méliès pour son Voyage dans la Lune (1902).

Plus tard, Édouard Manet citera également les affiches de Chéret. Les critiques commentent son travail. Félicien Champsaur tout d’abord, pour qui Jules Chéret illustre des ouvrages. Mais aussi Roger Marx. Si ce dernier salue la qualité de ses affiches, il voit aussi dans cette production un nouveau moyen de communication et donc un vecteur de modernité. Pour Roger Marx, attaché à une vision progressiste de l’art, l’affiche produit un langage universaliste susceptible de favoriser la démocratisation de l‘art. Dès 1898, le critique réclame ainsi la création d’un musée de l’affiche.

Chéret décorateur, la face cachée du célèbre affichiste
En 1889, Jules Chéret est au sommet de la gloire. Lors de l’Exposition universelle, à Paris, il bénéficie d’une exposition et reçoit la Légion d’honneur. Il est alors célébré comme l’inventeur d’une nouvelle industrie avec ses applications à l’art. Mais l’artiste a déjà d’autres projets, dont celui de devenir décorateur. C’est le directeur du musée Grévin qui lui en donnera l’occasion en lui commandant des dessus-de-porte puis un rideau de scène.

En 1896, Chéret peut se mesurer à Rodin. Le baron Vitta lui commande alors le décor de la salle de billard de sa villa d’Évian, La Sapinière, où ont œuvré Auguste Rodin mais aussi Félix Bracquemond. D’autres commandes suivront, pour l’hôtel de ville de Paris, illustré ici par des maquettes, ou la préfecture de Nice. Son autre mécène, Maurice Fenaille, grand collectionneur d’art du XVIIIe siècle, le fait lui aussi travailler dans toutes ses maisons et lui offre l’opportunité de se mettre à la tapisserie.

Jules Chéret ne change rien au style qui a fait son succès. Ses sujets sont gais, ses couleurs vives, dans des tonalités évoquant l’art du pastel dans lequel il a aussi excellé. Ce pan de sa production est resté plus intime, tout comme la peinture de chevalet, pratiquée pour son compte ou pour ses proches. En témoignent quelques petits panneaux présentés dans l’exposition, qui figurent eux aussi l’éternel sujet féminin.

Biographie

1836 Naît à Paris.

1849 Apprenti lithographe dans une imprimerie, il suit des cours de dessin à l’École des arts décoratifs.

1859 S’installe à Londres et rencontre le parfumeur Eugène Rimmel.

1866 Ouvre une imprimerie lithographique à Paris. Succès immédiat pour La Biche au bois.

1889 Médaille d’or à l’Exposition universelle de Paris.

1900 Peint le rideau de scène du théâtre du musée Grévin à Paris.

1902 Décore un salon de l’hôtel de ville de Paris.

1910 Pour la villa de Maurice Fenaille, à Neuilly-sur-Seine, réalise ses premières tapisseries aux Gobelins.

1912 Rétrospective aux Arts décoratifs à Paris.

1928 Inauguration du musée des Beaux-Arts Jules Chéret à Nice.

1932 Décède à Nice.

Jules Chéret à Nice

Le nom de Jules Chéret est associé au musée des Beaux-Arts de Nice depuis la donation, en 1928, de plus de 200 dessins, affiches et pastels du créateur des « chérettes » par le baron Vitta, son fervent mécène. Dans ce bâtiment édifié en 1878 et inspiré des palais génois du xviie siècle, sont aussi conservées des œuvres des Van Loo et de Dufy notamment. Mort à Nice en 1932, Chéret a peint la salle des fêtes de la préfecture en 1906. Elle sera exceptionnellement ouverte au public pour les Journées du patrimoine, les 18 et 19 septembre 2010.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « La Belle Époque de Jules Chéret : de l’affiche au décor », jusqu’au 7 novembre 2010. Musée des Arts décoratifs, Paris. Du mardi au dimanche, de 11 h à 18 h, jusqu’à 21 h le jeudi.
Tarifs : 9 et 7,50 euros.
www.lesartsdecoratifs.fr

Chéret (presque) complet

Imprimeur et créateur prolifique, Jules Chéret a laissé plus d’un millier d’images, sur des thèmes très variés, de l’affiche de spectacle de la plupart des théâtres parisiens du Second Empire à la publicité pour des produits de consommation courante, comme la machine à coudre Singer.

L’exposition a donc été l’occasion de revoir le corpus complet de son travail, publié en annexe du catalogue. Celui-ci a été établi à partir de deux précédentes éditions dues à Ernest Maindron (1896) et Lucy Broido (1992) et à partir des fonds des Arts décoratifs, de la Bibliothèque nationale de France, qui a reçu le dépôt légal, mais aussi de la Maison du livre et de l’affiche de Chaumont. Plus de quatre cents affiches supplémentaires ont ainsi pu être intégrées à son catalogue et répertoriées de manière thématique.

D’autres, produites par son imprimerie (Chaix), ont en revanche été écartées pour ne pas avoir été créées par Chéret mais par ses élèves, Lucien Beylac, Lucien Lefèvre, Georges Meunier ou René Péan. Certaines ont été recensées sans avoir été retrouvées. Avis aux collectionneurs…

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°627 du 1 septembre 2010, avec le titre suivant : Du beau, du bon… du Chéret !

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