Quinze ans que Gasiorowski et son obsession de la peinture n’avaient eu les honneurs d’une rétrospective. Le Carré d’art de Nîmes répare cet oubli et accueille un flamboyant parcours tout en tensions. Indispensable.
« Parfois je préférerais un autre métier… mais on tient à son malheur », confie Gasiorowski au critique Bernard Lamarche-Vadel en 1975. Il a quarante-cinq ans et a déjà épuisé plusieurs séquences à ferrailler avec la peinture.
De ruptures en recommencements, de jeux en dramaturgies, Gérard Gasiorowski (1930-1986) n’aura eu de cesse de « reprendre » la peinture et son inscription dans l’histoire de l’art. Au programme : explorer les possibilités de la peinture autant que la possibilité de peindre. Et par un éclatant principe d’équivalence, son impossibilité.
À vingt-deux ans déjà, sorti de l’École des arts appliqués, le jeune Gasiorowski, nourri à Cézanne, Matisse, Mondrian, Kandinsky et Klee, en prend littéralement acte et suspend son activité. « Il m’a semblé, justifie-t-il rétrospectivement, que je ne serai pas un peintre, que je n’y arriverai pas, que tous ces gens que j’admirais occupaient tout et que je n’avais rien à faire là-dedans. »
Onze ans de silence et première rupture en forme de suspension. Ce sera la seule opérée en dehors du champ de la peinture. Elles seront nombreuses par la suite, traçant à coups de contradictions et sabotages un parcours tout entier dévoué à la cause éperdue et amoureuse de la peinture. Entre tourment de la quête, problématiques réflexives et plaisir de peindre.
De séries en ruptures, dialogue ontologique avec la peinture
« Et puis c’était fini ! », aime à dire Gasiorowski à chaque fois qu’il commente l’abandon d’une série. Sujet épuisé. Sans retour en arrière, ni résolution ultime. « Ce que je montre est toujours à travers un espace où s’effectue un geste qui me permet à moi-même de me contrôler et de me fuir, analyse-t-il en 1986. Je m’en vais toujours ailleurs, je vais toujours voir comment je peux faire autre chose, parce que si je continuais, je serais très vite mon propre académiste. »
Trop commode d’y voir un « Ouvroir de peinture potentielle » et trop simple de n’y lire qu’une exténuante dialectique de la rupture. Les nombreuses embardées de Gasiorowski courent moins derrière l’exercice de style que devant un dialogue ontologique avec la peinture. Elles s’amusent à brouiller les pistes, se croisent, se chassent, se recouvrent et ne cessent de ramener au projet global à l’intérieur même du flux de l’histoire. En 1983 ne donne-t-il pas à sa première rétrospective parisienne le titre générique de « PEINTURE » ? Reste que le principe sériel systématiquement utilisé par Gasiorowski prend bien l’apparence de cette rhétorique-là. Celle de la rupture.
Entre 1964 et 1986, date de sa disparition brutale, on ne décompte pas moins d’une vingtaine de séries, sans que l’une ne vienne gentiment prolonger ou creuser l’autre. Si linéarité il y a, elle est à chercher ailleurs. Ou plus tard. La plupart du temps, une nouvelle série attend que la précédente s’épuise. Elle vient parfois la prendre à revers, la sape ou, mieux encore, la souille. En 1970, Gasiorowski met fin à une première séquence hyperréaliste – L’Approche – et tourne le dos à un début de carrière florissant dans les pas de la Figuration narrative. Il commence par faire un peu baver le pinceau, à poisser la facture raffinée et photographique de ses toiles. « Il m’est apparu, explique-t-il, que le tableau, avant même d’être commencé était fini, au mieux réussi. Il me fallait donc pourrir l’image. »
« Vous êtes fou, Gasiorowski, il faut vous ressaisir »
Un premier coup de patte brutalement suivi de la série des Croûtes (1970-1983). « Elles étaient comme les croûtes de boulevard qu’on peut voir, ou le paysage du mauvais peintre de bord de mer, s’amuse-t-il. C’étaient aussi des vues très stéréotypées et très vulgaires, très croûtes, très “peinture au couteau”. » Par-delà le salopage, le plaisir coupable et régressif d’un patouillage matiériste, par-delà l’exercice qui s’énonce comme un violent indice de rupture, c’est aussi pour Gasiorowski une façon physique de reprendre la couleur, de remettre les mains dans le cambouis et d’échapper à l’étiquette virtuose qui commence à l’identifier, lui qui fréquente Monory et expose aux côtés de Télémaque et Rancillac.
En résultent ces petits tableaux inavouables, barbouilles du dimanche lorgnant du côté de la butte Montmartre, qui grimacent de couleur et tirent la langue aux toiles précédentes, ces magistrales et efficaces compositions réalisées à l’épiscope, qui interprétaient et recadraient des photographies.
« Vous êtes fou, Gasiorowski, il faut vous ressaisir », s’entend-il répondre. Le ressaisissement prend encore la forme d’une dérobade. Il amorce une série à partir de minuscules reproductions de dictionnaires, Les Impuissances (1972) – rupture par réduction et corruption –, qu’il va même transporter dans des sacs-poubelles. Suivront Les Aires (1974) – rupture par disparition –, série dans laquelle ne finissent par subsister que la feuille blanche et un léger trait de crayon perdu sur la surface, comme un scandaleux battement d’ailes.
C’est aussi durant ces années-là que Gasiorowski commence à se frotter aux lieux communs de la peinture avec Les Régressions. Parmi elles, Les Fleurs (1973-1982), accumulation colorée d’un motif pictural archétypal sur petits papiers : une fleur dans son pot. Il en réalise des centaines, comme on fait ses gammes quotidiennes. Entre apprentissage et épuisement. À l’image des Amalgames (1971-1973), parcours distanciés dans l’histoire de l’art, de Lascaux à Picasso, sorte d’encyclopédie négligente de « tout ce qu’on peut trouver dans le monde de l’art, depuis le traditionnel jusqu’au très conceptuel ».
Kiga, peintre fictionnel et doublure de Gasiorowski
Mais c’est en 1975 qu’il met en place l’entreprise limite, l’œuvre maîtresse qui mettra le mieux à mal l’ensemble des conventions de la peinture. Il lui faudra alors en passer – non sans dérision – par la destruction du cadre matériel de la peinture et par la disparition du peintre, devenu un observateur en « réserve ». Gasiorowski imagine l’académie Worosis-Kiga (anagramme de l’artiste), école d’art fictionnelle au fonctionnement aussi inepte que parfaitement établi : un directeur – l’autoritaire et rance professeur Arne Hammer –, des médailles, des honneurs, des punitions, des refusés, des élèves – une longue liste de ce que le monde de l’art compte alors de plus notoire –, un programme humiliant d’enseignement sur quatre ans – la représentation d’un unique chapeau – et une insoumise, Kiga l’Indienne, qui finira par assassiner Hammer, le mercredi 2 septembre 1981. C’est au tour de Kiga de produire. « Hammer était l’ordre et elle le désordre », déclare-t-il.
Le peintre, qui semble réellement vivre cette forme de primitivisme, ne va plus produire que des formes ritualisées d’art. Il/Kiga modèle par exemple des tourtes, mélanges d’excréments, de foin, de terre, utilisés comme éléments de compositions, notamment en lieu et place des pommes peintes par Cézanne. Recueillant le jus de cuisson de ces tourtes, Gasio/Kiga, incarnation de la « peinture », va même appliquer ce jus d’excrément sur toile. Mais Kiga disparaît mystérieusement en 1982, ramenant Gasiorowski. Il recommence.
Il peint des Symptômes, curiosités tantriques, il peint des Cérémonies, citations essorées jusqu’à l’essence de tableaux célèbres. Et tend doucement ses efforts vers la source, vers le mythe. À l’écart des grands récits du moment pour reprendre le récit de la peinture. Finalement, pastiches, échecs, exercices, croûtes, sagas, fictions, guerres, au moyen de recouvrements, effacements, dérobades, évacuations, réductions, tout aura été bon pour toucher à l’essence de la peinture.
Les dernières années, comme pris par l’urgence, l’œuvre semble se coucher à l’horizontale, opter pour le flux, la mise à plat de son archipel passé. Gasiorowski peint notamment de gigantesques chemins de peinture, traversés de part en part d’une ligne continue. À l’image de Six figures intelligibles (1986), long déroulé horizontal indicé par Lascaux et un mince fil de peinture aux accents symboliques, ou Stances (1986), toile de 40 mètres traversée par une ligne d’or et la silhouette d’un marcheur – empruntée à Giacometti. Inscrit dans l’histoire de l’art, assurément. Inscrit dans l’art, sans aucun doute.
En 1984, il peint L’Atelier de Taïra. Au cœur de cette grande installation, un autoportrait le représentant tel un fœtus replié au centre de la toile. Entre représentation de l’origine de l’art, de l’espace extensif de l’atelier et image saisissante de l’artiste dans la peinture. « Il reste très peu de temps afin de trouver ce qui est mon obsession, admet Gasiorowski en 1986, le problème de la peinture que constamment je remets en cause, que je recommence à travers d’autres sujets, d’autres propositions, mais qui montre en fait bientôt une sorte de fin qui sera peut-être, en même temps, la fin de la peinture. » À recommencer.
1930 Naissance à Paris.
1951 Diplômé en Arts appliqués, il délaisse cependant la peinture.
1960 Après avoir travaillé pour une compagnie d’assurance, entre dans une maison d’édition.
1964 Reprend la peinture avec une approche très réaliste ; il reproduit des photographies en noir et blanc.
1970 Rupture totale dans son travail avec la série Les Croûtes, dégoulinantes de couleurs.
1975 Fonde l’académie fictive Worosis-Kiga.
1983 Rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
1986 Décède à Lyon.
À Nîmes, des allers-retours dans l’œuvre du peintre
Pour beaucoup, la rétrospective signée Jean de Loisy au Centre Pompidou, en 1995, a tenu lieu de révélation. L’exposition du Carré d’art ni ne réinterprète, ni ne corrige. Mais elle s’autorise deux variations de taille. La première se loge dans la distance à laquelle se placent les deux commissaires qui, à la différence des acteurs de l’exposition de 1995, n’ont pas connu l’artiste [lire « Questions à », p. 56]. C’est en historiens qu’ils reprennent le fil et le replacent dans le cours de son époque davantage que dans celui de la légende tourmentée de l’artiste. Un fil tendu et digressif qui, au lieu de rejouer chronologiquement le parcours, se soumet à ce qui fonde l’œuvre de Gasiorowski : la peinture comme quête incessante de la peinture.
Peintre jusqu’au bout du pinceau
Plutôt qu’une ligne, l’exposition déplie dans l’espace ce que l’artiste mettait en jeu dans chacune de ses peintures. Elle dessine une boucle, secouée d’allers-retours, d’équivalences et de tensions : Croûtes (1970-1974) face à L’Académie Worosis-Kiga (1975-1982), L’Atelier de Taïra (1984-1986) face aux tableaux hyperréalistes des tout débuts.
En guise d’indice, c’est sur Rembrandt-Fond (1984) que s’ouvre le parcours. La toile quasi monochrome, sorte de nappe aux noirs changeants, est issue de la série des Cérémonies (1983-1984) qui citait des tableaux célèbres en n’en conservant que l’essentiel. À la manière de Rembrandt, explique Gasiorowski, « j’ai traité cela en plusieurs couches, et la dernière laisse transparaître d’autres strates picturales. Le secret est en fait de ne jamais montrer. C’est quelque chose que je garde et qui en fait toujours une peinture qui n’est pas dite, elle est dite à travers la peinture. Je suis peintre jusqu’au bout du pinceau, mais le fond de la peinture est l’esprit même. » Le peintre touche au mythe.
C’est aussi ce à quoi s’attache Kiga, la série qui clôt l’exposition, flirtant avec les origines de la peinture. Alors que s’achève l’épisode de l’académie Worosis-Kiga, Gasiorowski écrit : « Après, Kiga l’Indienne referme puis évacue la peinture. Ce sera la merde, le feu, la pureté, l’innocence. » Fin de l’exposition. Ne reste qu’à rejoindre son début. Et poursuivre la boucle.
Informations pratiques. « Gérard Gasiorowski. Recommencer. Commencer de nouveau la peinture », jusqu’au 19 septembre 2010. Carré d’art, musée d’Art contemporain, Nîmes. Tous les jours sauf le lundi, de 10 h à 18 h. Tarif : 5 et 3,70 euros. carreartmusee.nimes.fr
Du Carré d’art à la Maison Carrée.
Visible des salles du musée, La Maison Carrée de Nîmes aurait pu trouver sa place dans l’œuvre de Gasiorowski, artiste féru de références à l’histoire de l’art. Temple romain élevé au tout début de notre ère à la gloire de l’empereur Auguste, la Maison Carrée doit son exceptionnel état de conservation à son utilisation, sans interruption, depuis le xie siècle. Tour à tour écurie, église et musée des Arts antiques, elle abrite aujourd’hui un spectacle en 3D qui retrace l’histoire de Nîmes de l’Antiquité à nos jours.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°625 du 1 juin 2010, avec le titre suivant : Gasiorowski - La peinture jusqu’à l’obsession