Durant ses deux mandats présidentiels, le successeur de François Mitterrand donne naissance au Pavillon des Sessions au Louvre, au Quai Branly et à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Plus largement, il s’avère le meilleur allié de ses ministres de la Culture dans leurs initiatives.
Lorsqu’en juin 1995 Jacques Chirac demande à Bettina Rheims de réaliser la photographie officielle du président de la République qu’il est devenu, le choix est audacieux. Certes, elle est une portraitiste renommée, mais elle est aussi une auteure connue pour ses séries sulfureuses de stripteaseuses et d’androgynes. La commande passée est-elle à relier au reportage photo noir et blanc pour Paris Match sur la campagne présidentielle du candidat RPR ? Ou faut-il y voir plutôt un lien avec la longue amitié entretenue par Jacques Chirac avec le père de Bettina Rheims, le commissaire-priseur, historien d’art et académicien Maurice Rheims ? Certainement les deux. Quoi qu’il en soit, le choix s’affranchit de la bienséance et le portrait de la tradition, qui impose l’intérieur de l’Élysée pour cadre. Ce qui n’est pas sans déplaire au nouveau chef de l’État. À un François Mitterrand au visage sérieux photographié par Gisèle Freund dans la bibliothèque du palais tenant entre ses mains, ouverts, Les Essais de Montaigne, succède l’image d’un Jacques Chirac souriant dans le parc de l’Élysée, les mains derrière le dos, avec le palais en arrière-plan.
Un jardin secret
Le portrait tranche avec celui de son prédécesseur qui « a imprégné le verbe et l’action publique de sa haute culture personnelle à l’instar de Georges Pompidou », pour reprendre Jacques Rigaud [Les Deniers du rêve, Grasset, 2001]. La personnalité de Jacques Chirac que l’on dit régulièrement pudique et secrète ne s’inscrit pas dans ce registre. L’homme a pendant longtemps brouillé les pistes sur ses goûts culturels et artistiques. De la liste des personnalités du monde artistique et culturel en soutien à sa candidature à la présidentielle de 1995 n’ont d’ailleurs été bien souvent retenus que les noms de Pierre Bachelet, Henri Salvador, Nana Mouskouri, Michel Leeb ou Darry Cowl, beaucoup moins ceux de Valerio Adami, Arman, Balthus, César, Richard Di Rosa ou encore de Mstislav Rostropovitch et Stéphane Grappelli. Certes, nombre de ces derniers ont été des proches de Georges et Claude Pompidou et donc, par ricochet, de Jacques Chirac, fils spirituel de l’ancien président de la République et grand intime du couple avec son épouse Bernadette, pour sa part très proche de Claude Pompidou.
Jacques Chirac et Georges Pompidou partagent d’avoir goûté très jeunes aux bouleversements de la lecture et de l’art. Dans ses Mémoires publiées en 2009, soit deux ans après la fin de son deuxième mandat à l’Élysée, Jacques Chirac le confie : « Mon intérêt pour l’art et la poésie date de l’époque où mes parents viennent de s’installer rue de Seine. Je passe de longues heures à flâner sur les quais et les trottoirs du boulevard Saint-Germain, fasciné, émerveillé par tout ce que je découvre chez les bouquinistes ou à la vitrine des libraires et des antiquaires. Je me passionne pour les poèmes d’Aragon, de Paul Éluard et de René Char, collectionne les reproductions sur cartes postales des tableaux de Chirico, de Balthus, de Miró, de Kandinsky, qui restera l’un de mes peintres préférés » (Chaque pas doit être un but. Mémoires, tome 1, Nil). Et Jacques Chirac de confier dans le même ouvrage la place dans ses désirs de voyages au long cours du Musée Guimet, fréquenté durant ses années de lycée.
Longtemps, dans sa carrière politique, ces passions ont toutefois été tues, ou du moins peu mises en avant, que ce soit au cours de ses différents portefeuilles ministériels ou mandats comme député de la Corrèze (1967-1995) ou maire de Paris (1977-1995). Ses intérêts pour la poésie et les civilisations non occidentales, en particulier japonaises et chinoises, ne sont révélés au grand public que tardivement et par bribes, quand il crée à Paris, en 1988 avec Pierre Seghers et Pierre Emmanuel, La Maison de la poésie ou impulse la Saison de Tokyo et, au Petit Palais, « L’art des sculpteurs taïnos, chefs-d’œuvre des grandes Antilles précolombiennes » en 1994 sur les conseils de Jacques Kerchache, collectionneur et expert en arts premiers. Voyages officiels en Asie, aux Antilles ou en Amérique et visites des expositions des musées Cernuschi ou Guimet rappelaient aussi régulièrement l’homme féru de civilisations anciennes et d’arts dits alors primitifs qu’il est.
Les musées de Chirac
Ni les discours ni le programme culture du candidat RPR à la présidence de la République ne laissent cependant présager la création du Pavillon des Sessions au Louvre ni celle du Musée du quai Branly. Au contraire, la ligne est plutôt de critiquer le coût des grands travaux de François Mitterrand bien que Jacques Chirac en tant que Premier ministre les ait accompagnés jusqu’au bout, et en tant que maire de Paris ait offert les terrains pour l’édification de la nouvelle Bibliothèque nationale et de l’Institut du monde arabe. Son élection annonce pourtant rapidement deux priorités phares du nouveau chef de l’État : la création, quatre semaines après son installation à l’Élysée, d’un comité de réflexion sur la place des arts premiers dans les musées français suivie, un an plus tard, de l’annonce de la création d’un futur Musée des arts et des civilisations, réunion des collections du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie et de la plus grande partie de celles du Musée de l’homme.
La mise en place de ces annonces n’est pas sans provoquer des réactions. Les oppositions au Musée de l’homme ou au Louvre, à commencer par celle de son président Pierre Rosenberg, sont virulentes, tandis que la rénovation du Musée Guimet, décidée sous François Mitterrand et entamée sous Jacques Chirac, renforce les relations entretenues par le président avec son directeur, l’archéologue Jean-François Jarrige.
Les autres musées ou institutions liées plus spécifiquement à l’art moderne ou à la création contemporaine ne bénéficieront pas du même engagement personnel du chef de l’État, « excepté le Centre Pompidou sur lequel veille l’exécuteur testamentaire de Georges Pompidou, comme Jacques Chirac se considère », reprend Roch-Olivier Maistre, conseiller culture de Jacques Chirac de 2000 à 2005. En témoignent la menace de démissionner de son poste de Premier ministre quand Valéry Giscard d’Estaing remet en cause la construction de Beaubourg et l’attention sans faille portée à Claude Pompidou et à son opinion sur le candidat pressenti à prendre sa présidence. La nomination en 1996 de Jean-Jacques Aillagon n’y a pas échappé. Elle porte également à la tête de l’établissement un fidèle parmi les fidèles de Jacques Chirac.
Les proches du président
Christine Albanel, plume et conseillère culturelle du président à l’Élysée, l’est tout autant comme Roch-Olivier Maistre qui lui succède en 2000 ou Stéphane Martin en charge de la préfiguration du Musée du quai Branly puis à sa présidence. Pas un qui n’a tracé sa route dans son sillage à la mairie de Paris. Le parcours de chacun et de bien d’autres encore à la mairie de Paris, tel le tandem Henry Chapier et Jean-Luc Monterosso à la Maison européenne de la photo, illustre ce que certains nomment le réseau Chirac, d’autres sa grande fidélité, confiance et attention envers celles ou ceux dont il estime les compétences et qui forment à leur tour un maillage resserré de fidèles. Jean-Jacques Aillagon a été son directeur des affaires culturelles avant d’être nommé à la présidence du Centre Pompidou puis ministre de la Culture en 2002. Quand le dossier des intermittents l’oblige à quitter la rue de Valois, c’est François Pinault, P.d-g du groupe Artémis et intime de longue date du président de la République, qui l’engage comme conseiller.
Depuis le rachat par François Pinault d’une entreprise de menuiserie de Corrèze dans les années 1970, les deux hommes ont tissé une amitié. On raconte que l’accord passé en septembre 2000, entre François Pinault, Louis Schweitzer président de Renault, et Jean-Pierre Fourcade, sénateur-maire UMP de Boulogne-Billancourt pour que l’île Seguin abrite la collection de l’homme d’affaires, n’aurait jamais été signé sans l’intervention de Jacques Chirac deux mois plus tôt lors de la garden-party de l’Élysée pour convaincre Jean-Pierre Fourcade d’accepter le projet sur sa commune. On connaît la suite : les anciens bâtiments de l’usine Renault seront rasés pour au final ne pas voir s’élever le bâtiment commandé à Tadao Ando faute de garanties obtenues par François Pinault sur l’environnement urbain de son musée. C’est donc au Palazzo Grassi que le patron d’Artémis déploiera sa fondation et ses expositions.
Durant ses douze années passées à la présidence – le raccourcissement du mandat présidentiel à cinq ans a été ratifié par référendum en 2000 –, les cinq ministres de la Culture qui se sont succédé rue de Valois ont trouvé eux aussi auprès du président de la République le meilleur allié. D’abord Philippe Douste-Blazy (18 mai 1995-4 juin 1997) dont l’une des premières mesures est de rétablir la gratuité chaque premier dimanche du mois au Louvre supprimée sous Mitterrand et Lang, et de confier à Jacques Rigaud une commission d’étude de la politique culturelle de l’État dans la perspective d’une refondation. Catherine Trautmann ensuite, première ministre de la Culture (4 juin 1997-27 mars 2000) de la cohabitation, « entretient des relations excellentes avec Jacques Chirac », rapporte Marc Sadaoui son directeur de cabinet non sans agacer le Premier ministre Lionel Jospin. Le président aime le côté direct et le parcours de cette universitaire malgré sa victoire aux municipales de 1988 qui a ravi à la droite la mairie de Strasbourg. Elle reprend d’ailleurs à son compte quelques-unes des recommandations du rapport Rigaud (l’interdiction des cumuls des mandats des responsables d’institutions entre autres).
La période est particulièrement féconde en initiatives. La gratuité du premier dimanche de chaque mois est élargie aux musées et monuments nationaux, le projet présidentiel du Musée du quai Branly est lancé et l’aile ouest du Palais de Tokyo réaffectée à un centre de la jeune création. La Cinémathèque est, quant à elle, transférée dans le centre culturel américain construit par Frank Gehry à Bercy tandis que les collections du musée des monuments nationaux deviennent la matrice de Cité de l’architecture et du patrimoine à Chaillot.
Catherine Tasca qui lui succède rue de Valois forme, avec Jack Lang au ministère de l’Éducation, un duo qui n’est pas sans déplaire à Jacques Chirac qui nomme, le 28 mars 2001, Henri Loyrette, directeur du Musée d’Orsay, à la présidence direction générale du Louvre pour succéder à Pierre Rosenberg, contrairement à la tradition qui veut que ce soit un conservateur du musée. La loi du 4 janvier 2002 créant les Établissements publics de coopération culturelle (EPCC) apporte quant à elle à cette institution comme à d’autres une autonomie qui leur permettra de se développer, le label Musée de France institué et fédérant autour de règles précises et de nouvelles dispositions fiscales les musées reconnus par l’État, comme celle de l’inaliénabilité des collections.
Le discours du 8 avril 2002
Après la réélection de Jacques Chirac à la présidence de la République, l’arrivée de Jean-Jacques Aillagon rue de Valois met en œuvre la politique culturelle que le président, en campagne pour un deuxième mandat, a énoncée au Théâtre du Palais-Royal le 8 avril 2002 dans un discours d’une précision et technicité inégalées. La volonté de faire que « les fondations deviennent des acteurs à part entière de la vie sociale et culturelle, que les dons des particuliers bénéficient de réduction d’impôt significative et que le mécénat d’entreprise soit simplifié et encouragé », s’incarne dans la loi Aillagon du 1er août 2003, année où Jacques Chirac demande par ailleurs à Henri Loyrette de créer le département des arts de l’Islam au Louvre. L’idée d’un musée de l’immigration étudiée sous Lionel Jospin, reprise par Jacques Chirac dans son discours au Théâtre du Palais-Royal, puis confiée en 2003 dans sa préfiguration à Jacques Toubon, successeur de Jean-Jacques Aillagon au ministère de la Culture, réaffirme de son côté la vision de Jacques Chirac de l’histoire et de sa transmission.
Ouverte au public en 2007 sous la présidence de Nicolas Sarkozy, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ne sera toutefois officiellement inaugurée par François Hollande que le 15 décembre 2014. Le stature de chef d’État protecteur des arts et de la culture, incarnée de bout en bout par Jacques Chirac, prendra en effet une tout autre direction avec Nicolas Sarkozy.
1932
Naissance à Paris-5e
1956
S’engage volontairement dans l’armée et part pour l’Algérie
1967
Devient député de la Corrèze
1986-1988
Nommé Premier ministre par le président François Mitterrand
1977-1995
Élu et réélu maire de Paris
1995-2007
Président de la République
2008
Lance la Fondation Chirac pour le développement durable et le dialogue des cultures
2016
Pour ses dix ans, le Musée du quai Branly est renommé Musée du quai Branly –Jacques Chirac
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Jacques Chirac l’allié des arts et de la culture
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°698 du 1 février 2017, avec le titre suivant : Jacques Chirac l’allié des arts et de la culture