Redonner une place aux collections que le Louvre a abritées avant que celles-ci n’en disparaissent, tel est le propos de l’ouvrage « Fantômes du Louvre » de Pierre Singaravélou.
Cet ouvrage est né de mes discussions avec la présidente du Louvre, Laurence des Cars, lorsqu’elle m’a proposé en 2022 d’occuper la Chaire du Louvre [qui donne l’occasion à un chercheur reconnu de jeter un autre regard sur le musée et ses collections, NDLR]. Je me suis alors intéressé à plusieurs musées fondés dans la première moitié du XIXe siècle avant de disparaître plus ou moins rapidement : non seulement un musée de marine et un musée ethnographique – un des premiers dans le monde –, mais aussi des musées espagnol, mexicain, algérien, chinois. Ainsi, au XIXe siècle, il n’existe pas un musée du Louvre, mais des musées du Louvre, avec des guichets différents. Ces galeries, créées à la faveur de l’expansion coloniale et impériale de la France, constituent pendant quelques années un extraordinaire laboratoire de comparaison de formes artistiques du monde entier. Ces expériences muséographiques oubliées nous permettent de mieux comprendre aujourd’hui le statut paradoxal du Louvre : souvent considéré comme le prototype du musée universel, accueillant les arts du monde entier, à l’instar du Metropolitan Museum à New York et du British Museum à Londres, le grand musée parisien exclut en fait la majeure partie des arts d’Asie, d’Afrique, des Amériques et du Pacifique. Il s’agissait donc, à travers ces « fantômes », de repeupler le Louvre de ces milliers d’œuvres africaines, américaines, océaniennes, asiatiques disparues ou, surtout, transférées dans d’autres institutions.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le fossé se creuse rapidement entre les œuvres d’art et les artefacts, entre les beaux-arts d’un côté et l’ethnographie et les techniques de l’autre, entre l’Europe et le reste du monde. Des conservateurs des antiquités classiques militent activement en faveur du déménagement de ces collections qui ne correspondent pas aux canons occidentaux des beaux-arts. Le Louvre se restructure alors selon une conception étroite de la translatio artis : les galeries donnent désormais à voir les foyers de civilisation et de production artistique qui se succèdent dans le temps et se déplacent dans l’espace euro-méditerranéen – Égypte, Moyen-Orient, Grèce, Rome, Renaissance italienne, primitifs flamands, classicisme français. Tout ce qui ne s’insère pas dans cette histoire de l’art doit quitter le Louvre. À partir de 1907, les collections ethnographiques sont transportées au Musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) et au Musée d’ethnographie du Trocadéro. Créé en 1827 pour glorifier la puissance navale de la France, le musée de marine, pourtant l’un des plus appréciés des visiteurs du Louvre, déménage en 1943 au Palais de Chaillot, où il se trouve encore aujourd’hui ! La majeure partie des collections asiatiques sont rassemblées au Musée Guimet en 1945. Quant aux collections de la Galerie espagnole, elles ont connu une trajectoire singulière. Fondé au Louvre en 1838 par Louis-Philippe, lequel voulait valoriser ses liens familiaux avec la couronne d’Espagne, ce musée consacre pour la première fois en dehors de la péninsule Ibérique la peinture espagnole. À l’époque, même si Vélasquez et Ribera pouvaient susciter de l’intérêt, l’art espagnol dans son ensemble était tenu pour « arriéré ». Profitant de la guerre civile en Espagne, le roi des Français avait envoyé le baron Taylor acquérir plus de 400 toiles et les rapporter illégalement à Paris. Même si un certain nombre d’entre elles sont des faux ou des copies, ce musée inscrit les maîtres du Siècle d’or dans la grande histoire de l’art occidental. Mais, chassé du trône par la révolution de 1848, Louis-Philippe emporte avec lui cette collection, vendue par ses fils chez Christie’s, à Londres… si bien qu’aujourd’hui, nous avons perdu la trace de près de la moitié de ces tableaux !
Au moment de sa fondation, en 1793, le Louvre est défini par les révolutionnaires comme un musée universel, grâce aux nombreuses œuvres d’art saisies par les armées françaises pendant les périodes révolutionnaire et napoléonienne. Cet universalisme des collections suppose le cosmopolitisme des visiteurs. Ainsi, jusqu’au milieu du XIXe siècle, seuls les étrangers (et les artistes) ont la possibilité de visiter le Louvre tous les jours – à l’exception du lundi réservé au nettoyage des salles – tandis que les Français ne peuvent y accéder que le dimanche ! La création de ces musées résulte à la fois d’un nouveau projet intellectuel d’élucidation de l’histoire des civilisations non européennes et de l’expansion impériale de la France dans le monde. [Adolphe] Delamare en Algérie, Latour-Allard au Mexique, ou encore [Louis] Delaporte au Cambodge constituent des collections archéologiques afin de les exposer au Louvre. Ces initiatives rencontrent parfois la curiosité des conservateurs du Louvre, tel Adrien de Longpérier [1816-1882] qui tente de développer au sein du musée un programme inédit de recherches encyclopédiques et comparatives. Ces expériences muséographiques nous rappellent que les musées sont des palimpsestes où ont été écrites et exposées des histoires de l’art parfois oubliées, que nous devons sans cesse explorer.
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Pierre Singaravélou : « Le Louvre au XIXe siècle, un extraordinaire laboratoire de l’histoire de l’art »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°627 du 16 février 2024, avec le titre suivant : Pierre Singaravélou, historien spécialiste des empires coloniaux, professeur à Paris-I : « Le Louvre au XIXe siècle, un extraordinaire laboratoire de l’histoire de l’art »