LYON
Le Musée des beaux-arts plonge dans sa collection encyclopédique pour en tirer une histoire de l’art « connectée », qui met en avant le métissage des objets.
Lyon. C’est une orientation importante de la recherche en histoire, en sciences sociales, et désormais en histoire de l’art : en lieu et place de récits cloisonnés en régions (ou foyers) et européanocentrés, il s’agit d’écrire une histoire connectée, où les objets sont considérés comme le produit d’échanges entre différentes cultures. À Marseille, deux expositions ont déjà donné corps à ce renouvellement de la recherche : « Objets migrateurs, trésors sous influence », proposée par l’académicienne Barbara Cassin à la Vieille-Charité en 2022, et, cet hiver au Mucem, « Une autre histoire du monde », dont le commissaire était l’historien de la mondialisation Pierre Singaravélou. Le Musée des beaux-arts de Lyon s’engage à son tour dans cette voie avec l’exposition « Connecter les mondes », qui s’appuie quasi uniquement sur les collections du musée, revisitées à travers ce nouveau prisme.
Sylvie Ramond, directrice du pôle muséal lyonnais, a confié cette tâche à Léa Saint-Raymond, historienne de l’art au fort tropisme économique, spécialiste du marché de l’art et directrice de l’Observatoire des humanités numériques à l’École normale supérieure de Lyon. Comme souvent au palais Saint-Pierre, c’est un ouvrage qui sert de déclic à un projet d’exposition : ici, de la même Léa Saint-Raymond, Fragments d’une histoire globale de l’art, publié aux Éditions Rue d’Ulm en 2021. Cette approche fragmentaire régit l’ensemble du parcours, livrant une microhistoire qui avance objet par objet, pour répondre au défi d’une macrohistoire dont nous ne maîtrisons pas les tenants et les aboutissants.
Comme un manifeste de cette démarche, et de l’humilité qu’elle suppose, l’exposition s’ouvre sur une large toile du collectif d’artistes aborigènes Warlukurlangu, évoquant le « Temps du rêve » de la cosmogonie des peuples australiens (2000). Le visiteur est ainsi d’entrée invité à prendre conscience des outils limités que lui offre une perception strictement européenne pour appréhender cette œuvre, que l’on serait tenté de considérer commodément comme une toile abstraite. Dans la même salle, un fameux fragment sculpté du XIIe siècle, dans lequel un personnage dansant apparaît trop à l’étroit, et à partir duquel l’historien de l’art Henri Focillon a formulé au début des années 1930 sa « loi du cadre ». Une définition qui essentialise avec brio certaines caractéristiques de l’art roman, mais Léa Saint-Raymond invite à voir aussi dans ce bas-relief une envie de « voir l’ailleurs ici ». Autour du danseur engoncé dans son cadre, c’est une écriture pseudo-arabe qui inscrit la présence d’un lointain dans cette sculpture berrichone.
Au cœur du parcours, la plus grande salle déploie un parfait exemple de création artistique mondialisée avec la grande tenture de la guerre de Troie commandée par le gouverneur portugais de Macao et réalisée dans un atelier chinois au début du XVIIe siècle. Les deux broderies conservées au Musée des beaux-arts de Lyon sont complétées par une troisième venue du Metropolitan Museum of Art (New York), et se trouvent bien mieux mises en valeur que dans le parcours permanent du musée. Restaurés pour l’occasion, ces véritables tableaux à l’aiguille montrent comment un thème de la Grèce antique a été adapté par des graveurs lyonnais, dont la gravure a été agrandie par des artistes chinois pour obtenir ce chef-d’œuvre. En regard des trois broderies, une grande vitrine en trompe-l’œil semble contenir, de loin, un matériel liturgique classique. Mais la facture, les matériaux utilisés racontent l’histoire d’objets créés au Japon ou à Goa pour les missionnaires portugais.
Si la question économique sous-tend la partie présentée au premier étage, celle du regard occupe le deuxième avec les inserts d’œuvres contemporaines du MAC Lyon, à l’exemple des grandes photographies du Néerlandais Hans Neleman. Ce dernier est parvenu à nouer un lien de confiance avec la communauté Maori afin de pouvoir photographier les tatouages sacrés Moko. Un contrepoint aux représentations stéréotypées et racistes présentées en amont : dans un cas comme dans l’autre, l’image résulte d’un regard porté sur l’autre.
À cette collection de fragments éloquents, il manque une incarnation cartographique, ou un récit chronologique du parcours des objets, des stratégies de médiation qui rendent immédiatement compréhensibles la multiplicité et la diversité des acteurs qui se cachent derrière une pièce. Le parcours, qui opère un focus sur quelques points précis, rend, lui, le propos très accessible, et montre comment les collections universalistes et encyclopédiques du musée peuvent raconter une histoire globale. Pour Sylvie Ramond, c’est en tout cas une « exposition laboratoire, préparatoire à une redéfinition du parcours ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°637 du 5 juillet 2024, avec le titre suivant : Lyon, du musée universel au musée global