MARSEILLE
À Marseille, l’exposition « Une autre histoire du monde » s’écarte d’une vision européanocentrée de l’histoire s’appuyant sur un riche corpus d’œuvres et de documents piochés dans les collections des musées français.
Marseille. Posé dans une vitrine, l’objet est une trame carrée de fines lames de bois clair, de tiges de coco et de coquillages. Est-ce un tamis ? un objet rituel ? Un cartel nous apprend qu’il s’agit d’une carte de navigation utilisée par les peuples des îles Marshall. Pour un Européen, elle est incompréhensible. Pour un Micronésien, elle figure au contraire des îles, des courants, des vents dominants et des étoiles.
Ce genre d’écarts parsème l’exposition du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). Tout au long du parcours, ses trois commissaires, l’historien Pierre Singaravélou, le géographe Fabrice Argounès et la conservatrice Camille Faucourt s’attachent à surprendre les visiteurs. Affichée dès le titre, leur ambition est claire : aborder l’histoire mondiale à partir d’autres voix, hors d’une vision européanocentrée. Dans le contexte actuel de déconstruction, le propos n’est pas d’une originalité folle. L’introduction du catalogue inscrit d’ailleurs « Une autre histoire du monde » dans une lignée de mises en question, au sein même des musées occidentaux, de l’histoire officielle. L’exposition se place ainsi dans le droit fil des « Magiciens de la terre », où Jean-Hubert Martin réunissait en 1989, au Centre Pompidou, un ensemble d’œuvres contemporaines non occidentales ou, plus récemment, du « Modèle noir » au Musée d’Orsay. Elle prolonge aussi « Le monde vu d’Asie » au Musée Guimet (Paris). En 2018, Pierre Singaravélou et Fabrice Argounès y cherchaient déjà d’autres « centres du monde » dans les cartes indiennes, japonaises ou coréennes, avec une double intention : accréditer la « provincialisation » de l’Europe et récuser « l’essentialisation » de l’Asie.
Au MuCEM, cette ambition s’étend aux cinq continents grâce à un riche corpus de 150 œuvres et objets. L’exposition mêle cartes, calendriers, chants, arts décoratifs et création artistique issus de cultures très diverses. Elle opte aussi pour un décloisonnement des disciplines et aborde son sujet aussi bien par la cartographie que l’anthropologie, l’art contemporain ou les cultures de masse. Cette approche est servie par un parcours en six chapitres dont la clarté compense largement la désorientation des visiteurs face à la pluralité des cultures évoquées et l’étrangeté de certaines représentations. Congédiée dès la première salle, la perspective occidentale cède ainsi devant d’autres manières de mesurer le temps, d’écrire l’espace et de raconter l’histoire (y compris oralement), et donne à voir une mondialisation conduite depuis le monde arabe, la Chine ou l’Océanie. Dans les dernières sections de l’exposition, estampes japonaises de capitales européennes fantasmées, rouleaux de l’ère Edo montrant toute la diversité humaine ou portraits sculptés yorubas de la reine Victoria suggèrent d’autres visions de l’altérité. En évoquant la violence coloniale du point de vue des peuples asservis, « Une autre histoire du monde » ouvre enfin vers diverses réécritures contemporaines du passé par l’art contemporain, mais aussi par le cinéma.
Ce décentrement s’illustre au premier chef dans les nombreuses cartes qui jalonnent l’exposition. Outre celle des îles Marshall déjà évoquée, La Vraie Carte du monde [voir ill.], autoportrait de Chéri Samba situé dans la première salle, renverse la projection de Mercator et redonne à l’Afrique et à l’Amérique du Sud leurs justes proportions. Celle qui figure dans Tonguuk Chido, ouvrage coréen du XVIIe siècle, est clairement sinocentrée, tandis que La Perle inviolée des merveilles et le joyau des curiosités d’Ibn al-Wardi (Maroc, 1479) distribue l’Afrique, l’Europe et l’Asie autour de la Mecque. Quant aux cartes qui accompagnent chaque cartel, elles s’inspirent de la projection de Buckminster Füller, et l’Europe n’en est plus le centre.
Comme tout pas de côté, l’exposition a pour autre mérite de porter un regard neuf, voire un regard tout court, sur les collections européennes. L’immense majorité des pièces présentées dans l’exposition provient d’institutions françaises (Musée du quai Branly, Musée du Louvre, Musée des arts asiatiques-Guimet, etc.), ce qui permet d’ailleurs d’évoquer brièvement leur rôle dans la fabrique de l’histoire mondiale.
Au MuCEM, certaines œuvres bénéficient ainsi d’un regain d’intérêt après une longue éclipse. Il en va ainsi de l’Allégorie à la gloire de Napoléon placée au début du parcours [voir ill.] : cette représentation ambivalente du « bilan » napoléonien, qui résume à elle seule le propos de l’exposition en soulignant la diversité des points de vue sur les conquêtes impériales, dormait dans une réserve du Louvre. Tout comme l’étonnante Chasse au cerf dans l’île de Java peinte en 1847 par le peintre indonésien Radeon Saleh Ben Jaggia : jusqu’en novembre 2023, cette toile inscrite depuis 1910 au dépôt d’art de l’État du Musée du Louvre était accrochée… dans la salle du conseil municipal de Saint-Armand-Montrond, petite commune du Cher.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°624 du 5 janvier 2024, avec le titre suivant : Le meilleur des mondes