Passionnante et poignante, la correspondance du peintre laisse entrevoir l’hypothèse du suicide par amour du peintre pour sa maîtresse Jeanne Polge.
« Merci de me déchirer mon amour. Je t’aime à hurler. Je t’aime à mourir. Je t’aime à voir la complexité la plus infernale, limpide dans ton amour. Je t’aime à aimer ton amour comme je t’aime. Je t’aime dans le risque, dans la paix d’un instant, de tout mon sang, de toutes mes larmes, de toute ma folie, de toi, de moi, je t’aime dans chaque poussière qui touche ton cœur. » Ces mots de braise sont ceux de Nicolas de Staël à sa maîtresse, Jeanne Polge, en janvier 1954. On les découvre dans les lettres de Nicolas de Staël, publiées aux éditions Le Bruit du temps. Un an après cette missive, le peintre, âgé de 41 ans, jette sa « carcasse d’homme » du haut de la terrasse de sa villa à Antibes. Son suicide restera inexpliqué. Croyait-il être arrivé au bout de son œuvre ? Sa gloire, soudaine et non désirée, lui était-elle trop insupportable ? La correspondance du peintre, éditée pour la première fois dans son intégralité, fait entrevoir une autre hypothèse : celle du suicide par amour.
Itinéraire
Les lettres à Jeanne Polge comptent parmi les quelque deux cents restées dans le cercle familial ou intime, inédites jusqu’à ce jour. Nicolas de Staël a rencontré Jeanne deux années avant son suicide, pendant l’été 1953. « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi ! Quelle cadence unique dans l’ordre souverain… Quel lieu, quelle fille ! », écrit-il à son ami René Char. Mais pour la première fois, le peintre aime plus qu’il n’est aimé. Jeanne, mariée et mère de deux enfants, désire avant tout préserver sa famille. Lui, qui « l’aime à crever », choisit de vivre séparé de la sienne, à laquelle il est pourtant profondément attaché. « Un gosse ridicule pour toujours, parallèlement, ses yeux égarés, pense à toi. Aide-le à t’oublier comme un cauchemar […]. Je te serre doucement près de moi, sois prévenante. Excuse-moi de n’être pas mort », écrit-il dans sa détresse à son amante. Le 15 mars 1955, veille de sa mort, Staël frappe à sa porte. Elle refuse de lui ouvrir. Il remet alors les lettres qu’elle lui a envoyées à son mari. « Vous avez gagné », lance-t-il. On connaît la suite.
Aussi passionnante que celle d’un Van Gogh, enrichie de notes et ponctuée de brefs éclairages biographiques, cette correspondance – dont la première lettre fut écrite à 12 ans – témoigne au plus près de la vie du peintre, « dans le rythme même du vécu », comme l’a écrit l’historien d’art André Chastel à l’occasion de l’édition d’une partie des lettres, en 1968. Nicolas de Staël, dans l’une de ses missives à Jeanne, lui demande de lui confectionner un « journal itinéraire » de ses actions et de ses pensées, avec une « carte de géographie mentale ou graphique » qui lui permette de se sentir toujours à ses côtés. À travers ses lettres – dans leurs embrasements, leurs doutes, leurs ferveurs –, il nous livre le sien. On suit ainsi Staël dans ses voyages, ses enthousiasmes, ses recherches picturales, ses amitiés, ses angoisses aussi, ses tendresses – comme celle, bouleversante, que cet orphelin exprime à la grand-mère de sa femme Françoise, devenue la sienne. Sous sa plume, au fil des textes à René Char, à Georges Duthuit, à son marchand Jacques Dubourg, à Françoise (inédites pour la plupart), à Jeanne enfin, il nous livre non seulement le portrait d’une époque, mais surtout de sa peinture et de son cœur qui n’a jamais cessé de battre. Et derrière le peintre, on découvre, au long de cette correspondance, à travers un style remarquable, un poète, foudroyé, racontant comment il est « devenu corps et âme un fantôme qui peint des temples grecs et un nu si adorablement obsédant, sans modèle, qu’il se répète et finit par se brouiller de larmes ».
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Nicolas de Staël s’est-il suicidé par amour ?
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €« Staël, la figure à nu, 1951-1955 », exposition prolongée jusqu’au 4 janvier 2015. Musée Picasso, Antibes (06). Tarifs : 6 et 3 €. Commissaire : Jean-Louis Andral. Tél. : 0492 90 54 26/20.
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, éd. Le Bruit du temps, 720 p. 29 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°673 du 1 novembre 2014, avec le titre suivant : Nicolas de Staël s’est-il suicidé par amour ?