Relancée en 2012 par le collectionneur Staffan Ahrenberg, la célèbre revue créée par Christian Zervos connaît une seconde vie.
A quelques heures près, l’histoire aurait pu être différente. Si, en flânant ce jour-là rue du Dragon, Staffan Ahrenberg n’avait pas remarqué, au n° 14, la devanture un peu poussiéreuse de Cahiers d’art, s’il avait hésité à en pousser la porte, il n’en serait pas devenu propriétaire. Il faut dire qu’une fois franchi le seuil, cet homme d’affaires est allé droit au but : après s’être assuré qu’il s’agissait bien de la maison d’édition dont il conservait le souvenir pour en avoir vu des parutions enfant : « Est-ce à vendre ? », se souvient-il avoir demandé. La réponse était oui. Et le plus rapidement possible.
Un mythe
Créée en 1926 par Christian Zervos, Cahiers d’art avait cessé ses parutions au début des années 1960. À sa mort en 1970, Zervos, un Grec arrivé à Paris en 1910, laisse derrière lui 97 numéros d’une revue d’art contemporain richement illustrée et une cinquantaine d’ouvrages, dont de nombreuses monographies. Une mine pour comprendre l’art et les artistes du XXe siècle, tout particulièrement de l’entre-deux-guerres : Picasso – on y reviendra –, Matisse, Kandinsky, Klee, Léger, Calder, Man Ray… À la fois galerie, revue et maison d’édition, ce cœur vibrant de la culture parisienne avait cessé de battre depuis fort longtemps. Pourquoi avoir voulu le ranimer ? « Sans doute cela correspondait-il chez moi à un désir inconscient de m’impliquer professionnellement dans le monde de l’art », analyse Staffan Ahrenberg.
La passion de l’art fait en effet partie du bagage culturel de ce quinquagénaire courtois et cosmopolite dont le père, très grand collectionneur, se vit confisquer la majeure partie de ses œuvres par l’État suédois. À la suite de quoi la famille Ahrenberg déménagea en Suisse, non loin de Lausanne, dans une maison où Theodor Ahrenberg accueillit régulièrement des artistes en résidence.
Un temps producteur de cinéma à Los Angeles – on lui doit entre autres A Quiet American avec Michael Caine et Johnny Mnemonic de Robert Longo –, Staffan Ahrenberg évolue entre Genève, Paris et New York quand il fait affaire en 2011 avec les frères Fontbrune. Ces derniers, héritiers du principal collaborateur de Zervos, ont racheté la librairie-galerie en 1979 et se contentent depuis de gérer le rachat et la vente des anciens numéros de la revue, devenus rares et par conséquent précieux. Au début des années 1990, Yves de Fontbrune fait une donation au Musée national d’art moderne : essentiellement constitué de documents iconographiques, un important fonds Cahiers d’art est ainsi conservé à la bibliothèque Kandinsky. Une autre partie des archives de Christian Zervos, témoignant de son intérêt pour l’archéologie, est en dépôt à l’INHA. Enfin, en 2006, sous l’impulsion du conservateur Christian Derouet, un Musée Zervos ouvre ses portes à Vézelay où l’éditeur avait acquis une maison en 1937.
L’histoire continue
L’histoire a donc une suite. En 2012, Cahiers d’art ressuscite avec la parution d’un nouveau numéro de sa revue. Consacrée à l’artiste américain Ellsworth Kelly (ses monochromes, mais aussi sa collection de pierres aviformes), la publication est fidèle à son esprit originel, accordant beaucoup d’espace à l’œuvre et faisant appel pour les textes à des signatures de renom telles que Yve-Alain Blois, Tadao Ando et Jean-Louis Cohen. La couleur a remplacé les clichés en noir et blanc, le résultat est somptueux. « Quand j’ai découvert ce numéro, j’étais estomaqué », se souvient Jean de Loisy. En 2013, le numéro suivant comporte un dossier spécial d’une centaine de pages dédié à Rosemarie Trockel. Le troisième numéro – le 100e depuis la création de la revue – est une édition spéciale Hiroshi Sugimoto.
Vierge de toute publicité, cet objet éditorial surprend par ses partis pris esthétiques forts, jusqu’aux illustrations de couverture, volontiers énigmatiques, la qualité de ses reproductions, de ses textes et le grammage luxueux de son papier. Pour cette relance, accompagnée de la publication de plusieurs ouvrages – dont le premier volume du catalogue raisonné d’Ellsworth Kelly conçu en étroite collaboration avec l’artiste – le nouveau propriétaire s’est entouré, entre autres, du critique et curateur Hans-Ulrich Obrist et de Sam Keller, directeur de la Fondation Beyeler et ancien directeur d’Art Basel, qui officient comme rédacteurs en chef. Staffan Ahrenberg s’est-il offert une danseuse ? Il s’en défend : « La revue doit devenir rentable. » Cela reste possible selon lui au vu du développement exponentiel du marché de l’art contemporain et de son public. Éditée dans deux versions, l’une en français l’autre en anglais, Cahiers d’art se veut sans frontière, titre de référence pour un club mondial qui peut s’abonner en ligne, ou acheter le dernier numéro dans quelques points de vente choisis : chez Gagosian à New York, à la librairie du Louvre à Paris, au Museu de Arte de Rio…
Et puis bien sûr, il y a « Le Zervos » : trente-trois volumes réunissant l’ensemble de l’œuvre peint de Picasso – quelque 16 000 peintures et dessins –, ouvrage clef réédité en français et, pour l’occasion, en anglais, vendu (15 000 euros) en partenariat avec Sotheby’s. Ce catalogue exceptionnel fut initié en 1932 : « année Picasso », comme le rappelle le titre d’une exposition programmée en 2017 par le Musée Picasso, en partenariat avec la Tate. Cahiers d’art est entré dans l’histoire ; à Staffan Ahrenberg, désormais, de lui inventer un avenir.
Depuis 2013 et l’ouverture de sa fondation, Swarovski associe son nom à des institutions et des événements culturels prestigieux, de la Whitechapel Gallery au Palais de Tokyo, de la Biennale de Venise à la Fiac. Un engagement qui permet à la marque « de rester connectée à la création dans sa forme la plus pointue » et d’entretenir une aura de glamour. Pour la deuxième année, la maison autrichienne connue pour ses cristaux – elle fabrique également des instruments d’optique – est donc partenaire officiel de la foire d’art parisienne. En lançant sa première édition des « Swarovski Series », elle quitte le parcours hors les murs pour gagner le Balcon d’honneur du Grand Palais où sera présentée Pay no Attention to the Man Behind the Curtain, une œuvre conçue en collaboration avec l’artiste transgenre Wu Tsang qui emprunte son titre à une scène du Magicien d’Oz. La plasticienne et réalisatrice basée à Los Angeles montrait déjà l’an dernier à la Fiac, sur le stand de la Galerie Isabella Bortolozzi, une robe sculptée en LED et cristaux Swarovski. Cette fois-ci, elle a pu voir les choses en grand : son installation spectaculaire est constituée de 800 000 cristaux. En filant une métaphore sur la voix et le cristal – l’une répercutant le langage, l’autre, la lumière – Wu Tsang explore les qualités de brillance et de réfraction du matériau, interroge les artifices du pouvoir et fait un clin d’œil au talent d’étalagiste de l’auteur du Magicien d’Oz Frank L. Baum, « ce qui semble particulièrement convenir dans le contexte d’une foire », précise l’artiste.
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Les Cahiers d’art ressuscités
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : Les Cahiers d’art ressuscités