Élégant, sans faille ni fioriture, l’ouvrage publié cet été par l’éditeur italien 5 Continents, au catalogue remarquable, permet d’approcher par l’image et par le mot la splendeur de deux bronzes découverts au large de Riace, en Calabre, il y a tout juste un demi-siècle. Somptueux.
La sculpture antique est intimidante. En marbre ou en bronze, grecque ou romaine, elle suscite par nature de nombreuses questions et, souvent, une glose prolixe. Un constat non démenti pas la récente parution du magnifique catalogue des Sculptures grecques de l’époque impériale, conservées au Musée du Louvre [Louvre éditions/El Viso, 2021], riche de 668 pages. La présente publication est peut-être l’exception qui confirme cette règle : en dépit de ses seules 112 pages, elle parvient à fouiller remarquablement un sujet océanique et évite l’exercice du « beau livre », lequel finit oublié sur les tables des palaces ou dans les cabinets médicaux. Beau et savant, mais savant, ce livre jouit de textes affûtés et d’une iconographie exceptionnelle. L’ivresse, et le flacon.
L’histoire, d’abord. Comme un conte. Il était une fois, le 16 août 1972, à l’heure où le matin dans la mer permet de voir clair, un plongeur qui rêvait de pêcher des poulpes. Là, au large de Riace, en cette Calabre belle comme l’Arcadie, le plongeur repéra, à défaut d’un tentacule, un bras, puis, avec, « un morceau d’épaule de couleur sombre ». À mesure que ses remontées à la surface brusquent le sable sous l’eau, l’homme voit se dégager une forme humaine, puis une seconde, dont il comprend qu’elles ne sont pas des cadavres mais des objets métalliques « visiblement en bronze ». Visiblement, puis tactilement, tout se confirme : Stefano Mariottini vient de découvrir deux statues ensablées dans les profondeurs. Immédiatement avertie, la Surintendance archéologique de Calabre sollicite des carabiniers plongeurs qui, une semaine plus tard, extraient de l’eau, à l’aide de cordages, puis d’un ballon gonflé à l’oxygène, deux statues antiques de presque deux mètres, bientôt baptisées « Bronze A », puis « Bronze B ». Le miracle a désormais un nom : les bronzes de Riace.
Ce livre relié de grand format (24,7 x 33 cm) explore une découverte archéologique majeure, articulée comme une enquête. À la préface du ministre de la Culture Dario Franceschini succède un cahier de 76 illustrations couleur – nous y reviendrons – et deux textes majeurs. Le premier, signé Carmelo Malacrino, directeur du Musée archéologique de Reggio de Calabre, où sont aujourd’hui exposés ces deux bronzes, narre l’histoire d’une découverte fondamentale qui inféra de nombreuses questions de restauration, de conservation et de monstration. Il fallut s’appareiller, photographier, analyser, publier, puis révéler à la communauté scientifique l’existence de ces deux bronzes grecs, conçus au Ve siècle av. J.-C., sans doute dans deux ateliers voisins, selon la méthode de la fonte à cire perdue directe, c’est-à-dire effectuée directement sur le modèle façonné par l’artiste. D’où venaient ces bronzes classiques, suaires de la statuaire grecque, dont la virtuosité nous est trop souvent connue par le truchement de copies de marbre ? Où allaient-ils ? Sont-ils les témoignages d’un commerce, d’un pillage ? Que dire, sans épave et sans trace du naufrage ? Dans le second essai, Riccardo Di Cesare s’emploie ainsi à déployer des hypothèses relatives au foyer d’élaboration des bronzes – le « A » évoquant l’« esthétique commune à Critios et Nésiotès », tandis que le « B », plus synthétique et plus tardif de trente ans, se rapproche du style de Polyclète –, à leur identité – peut-être des figures de stratèges, ces chefs militaires grecs – et à leur qualité – indéniable. Nourrie de nombreuses spéculations, cette enquête transparente ne referme pas le champ des possibles : elle est une promesse, mais aussi une offrande.
Éblouissantes, les quelque 76 photographies, réalisées par Luigi Spina, répondent à la question cruciale, soulevée par l’historien de l’art suisse Heinrich Wölfflin dans trois articles homonymes, publiés en 1896 et 1915 : « Comment photographier les sculptures ? » Les vues d’ensemble, de face, de profil, de trois quarts et de dos, le sens des détails, les gros plans, le jeu subtil de lumière qui vient ici effleurer le derme du cuivre, là exhausser le silence d’un geste, tout y est, tout rend justice à ces sculptures qui sont des rondes-bosses et, à ce titre, méritent une circonspection, que le regard tourne autour d’elle, qu’il puisse les envisager dans leur volume et leur spatialité, leur corporéité et leur présence. Le grain de la peau, la légèreté d’une aréole, le bulbe oculaire en calcite coiffé par les lamelles de cuivre des cils, le vestige d’un bouclier et l’invisible d’une lance, ou d’une épée : le photographe balaie la beauté épidermique et la complexion anatomique de deux hommes nus réputés intransportables. Mieux, indétrônables. Plus qu’une monographie, ce livre est un substitut. De ceux qui donnent à voir vraiment,in absentia.
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Les Bronzes de Riace
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°759 du 1 novembre 2022, avec le titre suivant : Les Bronzes de Riace