Cinéma - Jean-Claude Carrière le savait : ce serait son dernier voyage. Au début des années 2020, au bout de sa vie, il accompagne le cinéaste espagnol José Luis López-Linares au sud des Pyrénées et à l’ombre de Goya.
Pendant 90 minutes, la caméra va le suivre, de musées en palais et de villages en chapelles… Carrière revient non seulement sur le peintre mais aussi sur lui-même, poursuivant un dialogue à travers le temps qui dure depuis plus de cinquante ans. L’Ombre de Goya déploie une lecture personnelle de l’histoire de l’art, sérieuse mais libre des contraintes scientifiques. Après tout, Francisco de Goya étant né en 1746 à Fuendetodos. N’est-il pas, propose Carrière, une « fontaine pour tous » ? Chacun y puisera, librement, des rêves, des fantasmes et des peurs.
Au fil des séquences et du voyage, autant qu’une biographie croisée, L’Ombre de Goya devient un récit sur la transmission à travers le temps. Transmission de la beauté : les graveurs, lisseuses et musiciens répètent des gestes que Goya a peints ou effectués lui-même trois siècles plus tôt. Transmission de l’horreur : les scènes de massacres décrites par Goya à la fin du XVIIIe siècle résonnent avec les ruines de la guerre d’Espagne et, hélas, tant de paysages contemporains. Au Prado, Carrière s’arrête justement devant le Tres de mayo, représentation d’une exécution dont la brutalité nous parle encore, particulièrement à nous les Français, descendants de ces soldats sans visage.
Scénariste, notamment de Luis Buñuel, Carrière est un homme de cinéma et donc d’images en mouvement. Or, remarque-t-il, l’œuvre de Goya superpose trois temporalités dans un cadre figé. À gauche, le temps d’avant et les condamnés qui se soutiennent face au peloton d’exécution. En bas, le temps d’après et les corps sanglants amassés. Enfin, au milieu, l’instant présent, cet homme qui, bras écartés, brave un sort désormais inéluctable. Autour de lui, les silhouettes ferment les paupières, se cachent le visage… et lui fixe ses bourreaux, droit dans les yeux. Carrière garde lui aussi le regard grand ouvert sur le monde qui va, sa folie et sa grâce. Mais il a conscience que l’épilogue approche.
Aux deux Maja, vêtue et dévêtue, il dit « Je suis venu vous dire bonsoir ». Il le sait, elles seront là après lui. Jean-Claude Carrière est mort le 8 février 2021, tout au bord de ses 90 ans. Dans L’Ombre de Goya, il évoque la disparition de son vieil ami Buñuel, conscient jusqu’à l’ultime seconde, au point de prononcer dans un dernier souffle : « Ya me muere », « Et maintenant, je meurs », comme il lançait « Action ! » sur ses plateaux. L’épouse de Carrière, Nahal Tajadod, témoigne : son mari n’est pas parti différemment. Il aura tout vu, tout connu de la vie. Même la fin.
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Le dernier regard de Jean-Claude Carrière
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°758 du 1 octobre 2022, avec le titre suivant : Le dernier regard de Jean-Claude Carrière