Dans les allées de la plus importante foire d’art moderne et contemporain au monde, l’art et les acteurs nord-américains dominent toujours le marché.
Les États-Unis, le Royaume-Uni et la Chine représentent 84 % du marché de l’art mondial, la France étant loin derrière avec 6 %. Des chiffres qui résultent d’une combinaison entre la puissance de ces pays, leur rayonnement culturel et le dynamisme de leurs collectionneurs, galeristes, musées. Selon le dernier rapport de l’économiste Clare McAndrew réalisé pour la foire Art Basel, le marché mondial de l’art a crû de 6 % en 2018. Galeries, antiquaires et maisons de ventes aux enchères ont cédé pour 67,4 milliards de dollars, soit presque le record enregistré en 2014 de 68,2 milliards.
L’an dernier a été faste pour les États-Unis, en croissance de 2 %, qui pèsent 44 % du marché, soit près de 30 milliards de dollars. Le Royaume-Uni, malgré la menace du Brexit et une progression molle de 1 %, ravit la seconde place à la Chine, avec 21 % du marché, à 14 milliards de dollars. Son économie ralentie, l’empire du Milieu est relégué au troisième rang, avec 19 % du gâteau, en recul de 2 points.
Enfin, la France régresse de 5 % tout en conservant sa part de marché de 6 % et sa quatrième place. L’écart se creuse dans le monde entre le haut du panier très recherché et le reste – les lots de plus d’un million de dollars représentent 61 % du chiffre d’affaires des maisons de ventes pour seulement 1 % des transactions selon Clare McAndrew –, ce qui pénalise l’Hexagone, moins focalisé sur l’art contemporain spéculatif, et davantage diversifié dans des créneaux moins plébiscités par les « nouveaux riches » (objets décoratifs, mobilier ancien, manuscrits).
Pour la galeriste Nathalie Obadia, auteure de Géopolitique de l’art contemporain, la domination exercée par le trio de tête s’analyse à l’aune de la puissance de ces pays, mais aussi de leur rayonnement culturel et du dynamisme de leurs collectionneurs, galeristes et musées. Cela explique pourquoi, même si « le marché de l’art sort d’une longue histoire euro-américaine pour s’étendre à la Grande Asie » et si « la Chine s’est imposée en moins de dix ans », selon Thierry Ehrmann, fondateur de la base de données Artprice, la terre de Xi Jinping n’est pas l’eldorado annoncé.
Malgré ses centaines de musées construits chaque année, ce gigantesque pays, principal concurrent du soft power américain, n’a pas réussi à pérenniser son leadership. Ces musées, souvent liés à des programmes immobiliers, n’obéissent pas aux critères scientifiques des Occidentaux. Plus d’une œuvre sur deux adjugée aux enchères n’est jamais payée d’après Artprice, ce qui n’est pas de nature à doper le marché. Comme on ne peut pas sortir les devises du pays, les collectionneurs chinois achètent plutôt sur la scène nationale, ce qui freine l’internationalisation de la place. Enfin, la censure fait que les artistes reconnus ne véhiculent pas une image positive de leur pays. « Pékin et Shanghai ne sont pas des lieux de création où des talents occidentaux et asiatiques ont envie de travailler. La Chine n’est pas devenue un modèle culturel pour ses voisins, lesquels, au contraire, veulent s’en émanciper, tout comme une partie de l’élite chinoise, occidentalisée dans ses choix artistiques », résume Nathalie Obadia.
À l’inverse, les États-Unis semblent indétrônables, reléguant loin derrière l’Europe, berceau du marché de l’art. « Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont compris l’intérêt d’exporter leur culture ainsi que le rôle stratégique de l’art contemporain, porteur d’un esprit de modernité. Avec leur côté toujours militant et patriotique, les critiques d’art, les collectionneurs, les musées ont accompagné leurs artistes, en ont été les ambassadeurs », relève encore Nathalie Obadia. Or l’art d’après-guerre et contemporain est devenu la locomotive du marché, représentant 46 % des enchères d’œuvres d’art en 2017, toujours selon Artprice. Aimant afficher leur richesse, les Américains n’hésitent pas en outre à montrer leur confiance dans leurs artistes en acquérant leurs œuvres en ventes publiques afin que cela soit abondamment commenté dans les médias. Et comme il y a beaucoup de mimétisme dans l’art, il est plus sécurisant pour les grandes fortunes d’acheter les artistes de la scène la plus puissante du monde…
En Europe, le poids écrasant pris par le Royaume-Uni surprend. Nathalie Obadia y voit « le réveil de la scène artistique anglaise dans les années 1980, sous l’impulsion de la politique libérale de Margaret Thatcher qui a voulu se différencier de l’Europe ». Le Turner Prize est créé en 1984 par la Tate Britain pour assurer la promotion des artistes britanniques tandis que le leader des Young British Artists, Damien Hirst, rend ce groupe célèbre par ses provocations. Le publicitaire Charles Saatchi soutient activement les YBA jusqu’à exposer en 1997 sa collection à Londres, Berlin et New York.
« Les artistes anglais ont, de plus, toujours été très liés aux États-Unis tel David Hockney, et les prix atteints aux enchères ont entériné la place des Britanniques comme concurrents des Américains », relève celle qui enseigne aussi la géopolitique de l’art à Sciences Po. Le succès de la Tate Modern, la présence de très importantes galeries ainsi que du siège social de Christie’s, la dimension internationale de la City, ses golden boys sont autant d’atouts pour Londres.
En revanche, l’Allemagne occupe une place insignifiante dans les ventes mondiales eu égard à sa puissance économique et à la cote de ses artistes. « Face à la présence américaine après-guerre, l’Allemagne fédérale a voulu sa revanche culturelle, affirmant son identité artistique. Ses marchands ont ouvert des antennes à New York, Londres et Paris, pour exposer leurs artistes. Les musées ont montré la scène allemande aux côtés des Américains, les mettant sur un pied d’égalité », explique Nathalie Obadia. C’est en Allemagne que sera créée en 1955 la deuxième plus grande manifestation artistique après la Biennale de Venise, la Documenta de Kassel, ainsi que la première foire d’art contemporain à Cologne en 1967. « Cependant ce n’est pas un pays porteur de soft power, son marché intérieur est faible du fait du vieillissement de la population, les nouvelles fortunes sont moins investies et cela pénalise l’émergence d’une jeune génération d’artistes allemands », estime-t-elle.
C’est probablement la place de la France, leader dans les années 1950, qui interroge le plus. « Les intellectuels français se méfiaient plus des États-Unis que de l’URSS après-guerre et les galeries se sont un peu isolées. Pour se démarquer du pop Art américain, la tendance, encouragée par les conservateurs, a été de valoriser un art conceptuel, intellectuel, difficilement vendable sur le marché », met en avant la galeriste.
Par ailleurs, la France a peu de collectionneurs et même si ceux-ci achètent aussi des artistes français, c’est souvent dans l’anonymat et ils les exposent peu. Le Centre Pompidou n’a pas assez défendu la scène française de l’avis de nombreux professionnels : il n’a pas joué son rôle de porte-drapeau quand les amateurs internationaux sont à Paris pour la Fiac, il n’a pas fait émerger d’icônes nationales dans ses espaces comme auraient pu le devenir Georges Mathieu ou Niki de Saint Phalle.
Le Brexit rebattra-t-il les cartes alors que la France bénéficie d’un maillage de galeries exceptionnel, d’un hôtel des ventes unique avec Drouot et d’un savoir-faire muséal reconnu à l’international ? « L’Europe tout entière devra peut-être trouver un nouvel équilibre ou subir plus encore la domination de New York », estime Thierry Ehrmann.
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Pourquoi les États-Unis dominent toujours Art Basel
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°724 du 1 juin 2019, avec le titre suivant : Pourquoi les États-Unis dominent toujours Art Basel