Droit

Jurisprudence

Les juges investissent le marché français

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 8 octobre 2004 - 1415 mots

Les tribunaux ont plusieurs fois poussé les pouvoirs publics à adapter la législation.

L’entrée du marché de l’art français dans la mondialisation a été sensiblement infléchie par des décisions judiciaires. La plus grande discrétion de l’État culturel a en effet mis les juges en première ligne. Illustrations.

Les tribunaux dynamitent les frontières
L’État s’était fait violence le 31 décembre 1992 en faisant adopter la loi organisant le nouveau système de contrôle de circulation des biens culturels. Suppression de l’« interdiction de sortie » et de l’achat en douanes, mise en place du certificat de libre circulation sur des catégories et des seuils de valeur identiques à ceux qui sont fixés par la directive européenne, motivation des refus… En sus, une organisation administrative efficace de sorte que, malgré les sombres prédictions de certains professionnels, le dispositif a rapidement pris son rythme de croisière. Cette petite révolution, après cinquante ans de « diktat patrimonial » était assortie d’une seule sécurité pour l’État. Si, après un premier refus de certificat, valable trois ans, le propriétaire réitérait sa demande en vue d’une exportation, l’administration ne pouvait refuser le certificat qu’à condition d’engager une procédure de classement d’office parmi les monuments historiques. Cela dispensait l’État d’augmenter ses budgets d’acquisition.
Les juges ont fait sauter le verrou dès 1994. Concluant sur l’affaire du « Jardin à Auvers », ils ont condamné l’État à payer au propriétaire du tableau de Van Gogh une indemnité considérable : 450 millions de francs (TI Paris, 22 mars 1994), ramenés à 145 millions de francs par la cour d’appel de  Paris (4 juil. 1994), arrêt confirmé par la Cour de cassation (1re ch. civ., 20 fév. 1996). Si la décision n’était pas directement liée au nouveau dispositif, elle aboutissait à l’interdiction de l’usage du classement d’office de la loi de 1913. L’État devait donc trouver les moyens d’acquérir les œuvres les plus importantes ou accepter de les laisser sortir. Un aménagement de la loi de 1992, instituant une procédure d’expertise contradictoire pour déterminer le prix des œuvres « par référence aux prix du marché international », installait la méthode en juillet 2000.
Pour mettre en œuvre cette nouvelle politique, les gouvernements ont eu recours au mécénat. Ainsi la loi musée de janvier 2002 prévoit-elle des réductions d’impôt pour les acquisitions de trésors nationaux, et la loi mécénat d’août 2003 en étend les effets aux œuvres localisées à l’étranger. Il restera à vérifier l’efficacité d’un dispositif « mixte » puisqu’il repose certes sur le mécénat, mais aussi sur la contribution de l’État.
Il est toutefois significatif de relever que la première loi sur le mécénat date de juillet 1987. Ses dispositions, très restrictives, étaient restées sans effet. Et l’on peut penser que, sans les jugements de l’affaire Van Gogh, la France, en matière de trésors nationaux, en serait encore à gloser sur la portée des notions de mécénat et de sponsoring.

Priorité aux auteurs
La décennie a été marquée par des décisions très importantes dans le domaine des arts visuels.
Par un arrêt en assemblée plénière en date du 5 novembre 1993, la Cour de cassation confirmait que « la reproduction intégrale d’une œuvre d’art, quel que soit son format, ne peut s’analyser comme une courte citation » au sens du code de la propriété intellectuelle et nécessite en conséquence l’autorisation de l’artiste ou de ses ayants droit. Cet arrêt était intervenu dans la série d’affaires opposant le titulaire du droit de reproduction des œuvres de Maurice Utrillo, Jean Fabris, à des commissaires-priseurs ayant reproduit sans autorisation des œuvres de l’artiste dans leurs catalogues. La Cour de cassation avait fixé sa position par deux arrêts datés du 22 janvier 1991. Mais, dans l’une des espèces, la cour de renvoi avait résisté, en retenant à nouveau que la reproduction photographique d’une œuvre réalisée en format réduit pouvait être considérée comme une courte citation (Versailles, 20 nov.1991). D’où la forme solennelle de l’arrêt en assemblée plénière de 1993. Si l’affaire tranchait sur le droit de reproduction dans les catalogues de ventes, sa portée était beaucoup plus large. Concrètement, la victoire de Jean Fabris légitimait les interventions des artistes et de leurs ayants droit dans tous les aspects de la vie de l’œuvre (expertise, catalogage…). Les protagonistes ne s’y sont pas trompés puisque, après cette affaire, on a vu se multiplier des catalogues cosignés de spécialistes et d’ayants droit. En quelque sorte, la justice a fait pénétrer les artistes dans des sphères du marché desquelles ils restaient largement exclus jusque-là.
Plus récemment, les juges, détruisant un consensus datant des années 1950, ont affirmé que le droit de représentation (pendant du droit de reproduction dans le code de la propriété intellectuelle) était applicable aux arts visuels. Ces décisions rendent probable la multiplication des actions d’artistes visant à obtenir un droit de regard et des rémunérations pour l’exposition de leurs œuvres. Encore une fois, les juges mettent les politiques et leurs administrations en porte-à-faux, alors que le ministère de la Culture a simplement entrepris une réflexion sur le sujet.
Si le débat peut sembler franco-français, il pourrait rapidement déraper. En effet, depuis l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes (affaire Phil Collins), qui a jugé abusif qu’un État membre subordonne le bénéfice d’un droit d’auteur pour un ressortissant d’un autre État membre à l’existence d’une réciprocité, tout artiste, même ressortissant d’un État où un droit ne serait pas existant ou bien pas appliqué, peut en demander l’octroi.
Bref, entre juges nationaux et juges européens, l’espace de liberté des politiques se trouve singulièrement réduit. Difficile dans ces conditions de trancher la dernière quadrature du cercle des droits d’auteur en France : la transposition de la directive européenne d’harmonisation sur le droit de suite. Comment en effet satisfaire les sociétés de ventes aux enchères publiques, qui seraient intéressées à la dégressivité et au plafonnement du droit prévus par le texte européen, sans mécontenter les galeries d’art, qui seraient soumises au droit alors qu’elles doivent déjà cotiser pour la sécurité sociale des artistes. Et le tout, en sachant que les politiques ne peuvent se dire indifférents à la création contemporaine, et que les juges arbitrent plutôt en faveur des artistes que des opérateurs du marché.

L’expert mis en marché
Si les experts ont été plus souvent malmenés par les tribunaux pendant la dernière décennie, il faut d’abord y voir la conséquence de la disparition depuis 1985 de la solidarité des experts et des commissaires-priseurs dans les ventes publiques. La solidarité ayant été rétablie par la loi de réforme des ventes volontaires du 10 juillet 2000 pour les experts agréés par le Conseil des ventes, puis pour tous les experts intervenant en ventes publiques avec la loi de février 2004, il faudra voir si les forces coalisées des experts et des SVV sauront alléger les sanctions que les tribunaux avaient alourdies. Pour se faire entendre des juges, mais aussi des SVV – lesquelles ont sans doute hérité des commissaires-priseurs une solidarité réduite à leur seul intérêt –, les experts devront mieux accorder leurs voix. Ce faisant, ils devront se souvenir d’une décision du Conseil de la concurrence, qui, bien que partiellement réformée par la cour d’appel de Paris, leur avait clairement indiqué qu’ils ne pouvaient se comporter comme un ordre professionnel. À la différence de leurs mandants, les commissaires-priseurs, qui édictent leurs règles, pratiques et tarifs à l’abri d’un monopole, devaient d’abord, leur  avait rappelé le Conseil de la concurrence, se comporter comme des commerçants, respectueux des règles de la concurrence. À l’époque, soulignant que l’activité d’expertise relevait bien d’un marché – les juristes définissent dans ce domaine les contours d’un « marché pertinent » –, le Conseil de la concurrence avait sanctionné assez lourdement les trois principales organisations d’experts français. Motifs : s’être communiqué entre elles les décisions de rejet d’agrément, n’avoir pas motivé leurs décisions de refus, avoir imposé une assurance de responsabilité unique à tous les adhérents d’un même syndicat ou encore avoir publié des tarifs indicatifs. Sanctionné également le fait d’avoir limité le nombre de spécialités pour lesquelles un expert pouvait demander son agrément (paradoxe lorsqu’on sait que le Conseil des ventes volontaires créé par le législateur pour le contrôle des ventes publiques et des experts exige une telle limite). In fine, les juridictions semblaient proclamer : fini le temps des chaudes ambiguïtés, inspirées des maîtres commissaires-priseurs. Désormais, c’est la pure loi du marché et de son régulateur ultime : la concurrence.

L’examen de cette implication croissante des juges sur le marché de l’art sera poursuivi dans un prochain numéro.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°200 du 8 octobre 2004, avec le titre suivant : Les juges investissent le marché français

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