La galerie Michèle Chomette présente « Moires », une exposition de photogrammes d’Éric Rondepierre, prélèvements subtils opérés sur des films détériorés. Des images énigmatiques et primitives qui ne parlent pas seulement du cinéma, et régénèrent, dans le spectacle de la disparition de l’image, toute une histoire qui n’a peut-être jamais eu lieu.
PARIS - On aura sans doute en mémoire les photogrammes prélevés sur des films anciens par Éric Rondepierre, sur lesquels ne subsistaient que des sous-titres énigmatiques, ou même de simple bribes, commentaires elliptiques d’images non moins souffrantes, quand ce n’était pas du noir total (Annonces, 1993 ; Précis de décomposition, 1995, à la galerie Michèle Chomette). Dans la présentation actuelle, qui renouvelle heureusement son sujet parfois aride, les images prennent chair – dans tous les sens du terme – mais aussi des couleurs, parées des tonalités vertes ou bleues de films-nitrates colorisés par des virages (une pratique constante mais très vite oubliée avec le parlant).
“Moires” apparaît alors comme un échec au noir, comme une résurrection d’indices infimes d’histoires anciennes (vécues, non vécues ?), mais combien suffisantes en ces temps de fracassants et sirupeux naufrages. Ce naufrage-ci est celui du cinéma – ou d’une certaine idée du cinéma – et de tout un monde qui en était nourri. Et ces images uniques, prélevées sur des monceaux de bobines promises à la décomposition inéluctable du support (donc de l’image, donc du récit), retiennent encore assez de vibrations enfouies pour réenclencher d’autres dérives, pour peu qu’on vienne avec sa propre histoire, ce qui doit être le cas de tout un chacun : la moire est “ce qui change d’aspect avec la position du spectateur” (position physique) mais aussi, dans ce cas, avec sa situation mentale. De la conjonction d’une image après tout anodine et de la meurtrissure aléatoire du matériau pelliculaire peuvent naître des significations, des “inventions”, promises à être d’autres commencements. Le couple qui s’embrasse, tout normalement, comme dans un film, est assailli par une malencontreuse pieuvre blanche incrustée dans la gélatine (Confidence) ; une scène pornographique subit de telles distorsions – à la Kertész – qu’elle en devient une acrobatie du désir (L’addition) ; un groupe à trois, en situation de détresse dans une barque, subit les assauts d’un nuage destructeur ; une femme qui se regarde dans un miroir voit fondre son visage et s’élever une “bulle” sans commentaire au-dessus de sa tête (02314R). On ne sait en fait comment “prendre” l’image, s’il faut la regarder avec connivence ou méfiance, s’il faut y croire ou non, car elle n’émane de personne et de nulle part. Aucun repère n’est permis, surtout qu’il faut compter avec les redoublements d’ambiguïté des courts commentaires accompagnant chaque image, extraits de textes denses et introspectifs d’Éric Rondepierre, publiés à l’occasion de cette exposition. Après lecture, et en faisant retour vers les photogrammes détériorés, on comprend alors que la biographie, les souvenirs, les illusions, les envies, la quête des images dans les cinémathèques se dégradent sur le même mode biologique, celui de la meurtrissure. Cela laisse néanmoins quelques moments de flamboiement extatique, comme ce visage féminin égyptisant – à la fois face et profil – surmonté d’une ample chevelure projetée par un cracheur de feu (Couple passant).
ÉRIC RONDEPIERRE, “MOIRES, ŒUVRES 1996-1998, jusqu’au 30 mai, galerie Michèle Chomette, 24 rue Beaubourg, 75003 Paris, tél. 01 42 78 05 62, du mardi au samedi 14h-19h. Moires est publié en deux temps par Filigranes éditions (22 chapitres auxquels s’ajouteront, le 16 mai, les planches correspondantes), 150 F.
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Le naufrage des images
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°60 du 9 mai 1998, avec le titre suivant : Le naufrage des images