Insolite

La dérive des dérivés

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 23 mars 2012 - 893 mots

PARIS

Oreillers à pois Yayoi Kusama, serviettes de plage Peter Doig et supports de vignette auto Peter Blake font les choux gras des boutiques.

A partir du 10 mai, les visiteurs de Monumenta, au Grand Palais, découvriront l’œuvre gigantesque conçue par Daniel Buren. Ils pourront également, s’ils le souhaitent, repartir avec un souvenir signé de l’artiste : à l’occasion de cette cinquième édition, la marque Illy prévoit le lancement d’une création en collaboration avec Buren, ainsi que l’installation d’un bar in situ.

Depuis vingt ans, la marque italienne, qui a choisi l’art comme vecteur d’expression de ses valeurs, soutient des expositions d’envergure internationale et travaille avec des artistes confirmés et émergents. Parmi les collections signées d’artistes contemporains, « celles qui ont eu le plus de succès sont sans doute celles qui ont été décorées par William Kentridge et Anish Kapoor », estime Carlo Bach, le directeur artistique de la marque. Un succès mérité : le set de tasses aux surfaces miroitantes imaginé par Anish Kapoor, tout en jeux de réflexion et de perspective, offre, en modèle réduit, une version réussie de son travail.

Des magnets « outrenoirs »
Les Anglo-Saxons sont-ils plus décomplexés vis-à-vis des produits dérivés de l’art ? Ces derniers sont monnaie courante dans les boutiques de musée et les galeries britanniques. Champion du genre, le label « Other Criteria », développé par Damien Hirst depuis 2005, semble toutefois peiner à se renouveler.
En France, l’offre est encore balbutiante. La RMN-GP se concentre sur les reproductions d’œuvres, moulages de sculptures classiques ou de bijoux antiques fabriqués dans les ateliers d’art historiques de la maison. Dans la boutique du Louvre – l’une des nombreuses concessions parisiennes –, les sculptures Pompon en cristal Baccarat voisinent avec les mugs « Mona Pop ». Des Victoire de Samothrace miniatures aux torchons « Toile de Jouy », chaque produit est soumis à la validation des conservateurs. « Nous nous ouvrons à la modernité, mais notre mission reste avant tout celle de la diffusion culturelle », précise-t-on dans les bureaux de la RMN-GP. Les amateurs d’art contemporain sont peu nombreux à connaître la très belle édition d’estampes chalcographiques du Louvre, fruit de commandes passées à Jean-Michel Alberola, Richard Deacon, Jenny Holzer, Kiki Smith… Les magnets à l’effigie de La Joconde font, en revanche, et sans surprise, les meilleures ventes.

Difficile de décliner ce type de gadget avec un artiste contemporain : « Il faut savoir faire preuve de tact, l’artiste a l’impression de descendre de son piédestal quand on lui parle d’objets commercialisables inspirés de son œuvre », explique Jean-Christophe Claude, directeur adjoint des produits dérivés depuis 2009 au Centre Pompidou. « Pas question », fut ainsi la réponse spontanée de Pierre Soulages, contacté au moment de son exposition pour réfléchir à des aimants décoratifs à coller sur les portes de réfrigérateurs. « Et puis j’ai demandé : “Combien de frigos avez-vous ?”, raconte Jean-Christophe Claude. Avec sa femme, ils en ont dénombré huit ! Cela les a fait réfléchir. Nous sommes parvenus à un accord pour une édition de magnets : certains outrenoirs, d’autres comprenant un détail calligraphique. Et nous en avons vendu des milliers. »

D’une petite trentaine de produits dérivés en 2007, le catalogue des éditions du Centre Pompidou a ainsi grossi au point de comporter à présent six cents références au total. Centre de ressources autonome, la direction des éditions voit aujourd’hui les produits dérivés représenter un tiers de son chiffre d’affaires.

L’émotion avant le profit ?
L’exercice est cependant délicat : entre les frais de transport, les droits d’auteur (12 %) pour les artistes ou leurs ayants droit, la part du concessionnaire (la boutique du Centre est sous pavillon RMN depuis septembre 2011)..., les marges sont fragiles. D’autant que les musées français, à la différence de leurs homologues anglo-saxons, font payer l’entrée pour les collections permanentes. Ce qui incite peu leurs visiteurs à des dépenses supplémentaires. « Reste que chacun est mû par l’envie de ramener un bout symbolique de l’endroit qu’il a visité », selon Jean-Christophe Claude. Entre considérations économiques et ressort psychologique, le produit dérivé doit afficher un prix juste. Et répondre au plus petit dénominateur commun du désir.

Lors de l’exposition « Paris-Delhi-Bombay », Jean-Christophe Claude était tenté de faire quelque chose à partir de la vidéo de Camille Henrot. Pour être sûr de plaire au plus grand nombre, il a préféré opter pour une confection de sacs, de cabas, etc., en collaboration avec les artistes Pierre & Gilles, également présents dans l’exposition. À chaque fois, assure-t-il, « il faut se demander si l’objet est porteur d’émotion, et pas seulement de profit ».

L’équation peut se résoudre dans le dialogue avec l’artiste : comme lorsque François Morellet, peu convaincu par le prototype de carré de soie dans les tons de jaune et violet qu’on lui soumet, dessine en réaction une proposition intitulée « Au hasard de Pompidou ». Cette création à part entière fut commercialisée au tarif de 100 euros lors de l’exposition qui lui a été consacrée en 2011. S’étant piqué au jeu, l’artiste mit même le musée au défi de produire en série un modèle de collier qu’il imagina en 1971. « Il l’a enlevé devant moi du cou de sa femme et nous a dit : “Si vous parvenez à le refaire, allez-y.” Nous en avons édité deux cent cinquante, au prix de 250 euros chacun. »

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°645 du 1 avril 2012, avec le titre suivant : La dérive des dérivés

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