Tribune - Ventes aux enchères

ART EN DROIT

Éloge de la préemption

Paul Salmona, directeur du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, expose sa vision de droit de la préemption.

Versailles. Dans une tribune du Journal des Arts du 29 novembre intitulée « Préemption. La raison de l’État serait-elle toujours la meilleure ? », Charles Langhendries s’offusque de l’usage du droit de préemption par le Musée du château de Versailles pour l’acquisition d’un buste attribué à Houdon.

Il s’y livre à une critique vigoureuse de cette disposition dont bénéficient les musées de France pour enrichir leurs collections. Considérant que la préemption est« une pratique qui ne peut s’appliquer à toutes les œuvres sous peine de porter atteinte aux intérêts du particulier et au fonctionnement du marché », il estime que son usage lèserait le vendeur et dépossèderait l’acquéreur. Incidemment, il accuse Versailles d’avoir fait une « bonne affaire » à ses dépens et plaide pour une sévère restriction de l’usage de cette prérogative par les musées.

Si l’on peut comprendre le sincère dépit du collectionneur frustré de l’œuvre qu’il convoitait, on ne peut que s’étonner de cette philippique méconnaissant tout à la fois le droit du patrimoine, l’économie des musées et, surtout, l’intérêt général au fondement des institutions patrimoniales.

En premier lieu, rappelons que si le musée n’avait pas préempté la sculpture, la « bonne affaire » aurait bénéficié à Charles Langhendries, ce qui rend son argumentaire un peu vain, mais l’essentiel n’est pas là. Selon lui, la préemption constitue « un contournement croissant des règles de droit commun » et « porte atteinte au jeu normal des enchères ».

C’est oublier que les collections publiques, inaliénables, ont précisément pour vocation de soustraire les œuvres à la circulation marchande afin de les conserver, les étudier, les offrir à la délectation du public et les transmettre aux générations futures. Les musées bénéficiant de cette faculté ne sont donc pas des acteurs ordinaires sur le marché de l’art, mais des intervenants particuliers dont l’action est motivée par un intérêt général supérieur aux intérêts particuliers. C’est précisément au nom de ce bien commun que la loi dispose qu’ils puissent préempter.

Pour autant, en cas de préemption, le vendeur n’est pas « lésé », car tous les acheteurs privés ont pu intervenir à la vente, et le vendeur touche la même somme que si le musée n’avait pas préempté. Quant à l’acheteur, il n’est en rien « dépossédé », car l’œuvre intègre le patrimoine national, qui est aussi le sien. Certes, il n’en fera pas un usage privatif, mais il pourrait – et devrait – ressentir une légitime fierté de voir l’objet de ses désirs devenir le bien de la nation.

Le droit de préemption, restreinte aux œuvres majeures ?

Pour « éviter les abus », Charles Langhendries prétend restreindre les préemptions aux « œuvres majeures ». Or c’est une catégorie impossible à définir, car l’enrichissement des collections publiques répond à une infinité de critères, variant selon les musées, leurs missions, leurs collections, leurs moyens. Une œuvre, un objet, une archive qui paraîtra mineur au Louvre peut se révéler essentiel dans un musée plus modeste, où il s’inscrit dans une démonstration sans équivalent. La valeur culturelle d’une œuvre est contextuelle, de sorte que la notion d’« œuvre majeure », à laquelle notre collectionneur voudrait cantonner la préemption, est éminemment fluctuante car tributaire de la collection dans laquelle elle s’inscrit – et c’est précisément pour cela que la loi ne mentionne pas cette notion. Comme le rappelle sans réserve l’article L. 123-1 du Code du patrimoine : « L’État peut exercer, sur toute vente publique ou vente de gré à gré de biens culturels […], un droit de préemption par l’effet duquel il se trouve subrogé à l’adjudicataire ou à l’acheteur. »Ni plus ni moins. On le voit, le Code ne pose pas de restriction à cette prérogative : sa lettre est sans ambiguïté, car dans l’esprit du législateur, il s’agit de favoriser l’enrichissement du patrimoine national. Rappelons au passage que le droit de préemption peut être exercé pour tous les « musées de France », après accord du ministère de la Culture, ce n’est donc pas une prérogative bénéficiant aux seuls musées nationaux.

Quant au « jeu normal des enchères » évoqué par notre collectionneur, il échappe à la rationalité et chacun sait qu’il suffit de deux enchérisseurs acharnés dans une vente pour multiplier de façon exponentielle l’estimation haute. C’est précisément pour cette raison que le législateur permet aux musées de ne pas contribuer à cette surenchère et laisse aux acteurs privés le soin d’établir la valeur pécuniaire de l’œuvre, qui peut alors être préemptée – ou pas – par l’institution publique.

En outre, on ne voit pas en quoi réserver la préemption aux « œuvres majeures » fausserait moins « le jeu normal des enchères » : si le raisonnement de Charles Langhendries valait pour les œuvres « mineures », il vaudrait tout autant, sinon plus, pour les œuvres de grand prix, dont la préemption frustrerait tout autant le dernier enchérisseur. Et inscrire cette notion dans la jurisprudence ou dans la loi équivaudrait alors à vider de sa portée cette disposition légale.

Par ailleurs, on le sait, sur le plan financier, les musées ne disposent pour leurs acquisitions que de budgets limités. Pourquoi ce maigre argent public (nos deniers en somme) – celui de l’État pour les musées nationaux, des collectivités pour les musées territoriaux, des amis de musées, des donateurs et des mécènes pour tous les musées – devrait-il alimenter une spirale d’enchères parfois irrationnelle ? Là aussi, la notion d’intérêt supérieur inspire la loi, permettant un usage raisonné des fonds publics dans l’intérêt de tous.

Si Charles Langhendries a développé un goût apparemment très sûr pour l’art de Houdon, c’est qu’il a dû fréquenter assidûment les collections publiques. Mais l’intérêt général semble étranger à son raisonnement, et il oublie que les musées ne sont pas des intervenants comme les autres sur le marché de l’art. Peut-être n’a-t-il jamais assisté, après une préemption, aux applaudissements d’un public qui se réjouit que le patrimoine national s’enrichisse. Au profit de tous.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°646 du 3 janvier 2025, avec le titre suivant : Éloge de la préemption

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