Pour arbitrer un litige important en faveur de la Galerie Beyeler, la cour d’appel de Paris a dû se prononcer sur une question juridique rarement évoquée : la nullité d’une transaction pour erreur de droit.
.La propriétaire d’une importante gouache de Picasso directement achetée, en 1904, à l’artiste par son grand-père avait demandé à deux reprises, en 1976 et 1979, sans succès, une autorisation de sortie de l’œuvre en vue de vente à l’étranger. La réglementation française autorisait alors l’État à refuser la sortie sans indemnité (loi de juin 1941, abrogée le 31 décembre 1992 pour faire place au dispositif actuel du certificat de libre circulation, et ordonnance du 30 novembre 1944 pour les tableaux créés après 1900 et les œuvres d’art décoratif postérieures à 1830).
De guerre lasse, elle décida de vendre l’œuvre à un marchand français, agissant pour le compte de la Galerie Beyeler de Bâle. Sans qu’il soit précisé qui avait pris l’initiative d’inclure cette mention, la facture de vente, pour 2,3 millions de francs, précisait « marchandise non autorisée à sortir du territoire français », conformément à la situation juridique de l’œuvre.
Dommages-intérêts
Neuf ans plus tard, en avril 1988, le ministère de la Culture « a levé l’interdiction de sortie » (plus vraisemblablement, a accepté une nouvelle demande d’autorisation de sortie). L’œuvre a alors été vendue à un New-Yorkais pour 8,5 millions de dollars.
Ayant appris ultérieurement cette circonstance, la propriétaire d’origine avait demandé l’annulation de la vente pour erreur sur la substance. Elle plaidait que la substance de la transaction (c’est-à-dire ce qui l’avait déterminée à vendre en France) était sa conviction que, compte tenu de sa situation juridique, l’œuvre ne pourrait jamais quitter le territoire, ce que pouvait accréditer la mention portée sur la facture. La levée ultérieure de l’interdiction de sortie démontrait, selon elle, que cette conviction était erronée. Comme la transaction avec l’acheteur américain ne pouvait pas être mise en cause, elle demandait la restitution par équivalent, soit des dommages-intérêts correspondant au prix de vente par la Galerie Beyeler, déduction faite du montant qu’elle avait reçu, le tout assorti des intérêts légaux : au total, 22 millions d’euros.
Le tribunal de grande instance de Paris l’avait déboutée de sa demande. La cour d’appel de Paris par un arrêt du 4 mai 2004, a confirmé ce jugement.
La cour d’appel ne discutait pas l’articulation des différents arguments de la demande, particulièrement que « le statut juridique du tableau […] était un élément substantiel et déterminant de la vente », que « le droit d’exporter constitue un élément essentiel de la valeur du tableau et des conditions de sa possession en un lieu situé hors du territoire français » et que « le prix d’acquisition par la Galerie Beyeler a été fixé compte tenu de l’interdiction d’exportation » ; elle soulignait de plus « la complexité du mécanisme instauré par la loi du 23 juin 1941, émanant du gouvernement de Vichy, complétée par le décret du 30 novembre 1944, émanant du Gouvernement provisoire de la République française ».
L’argumentation concernant la complexité de la législation française n’était pas infondée. Ainsi, le décret de 1944, pris à l’époque des pénuries, soumettait toute exportation de biens à autorisation. Mis en œuvre par voie d’avis aux exportateurs, il avait été progressivement levé sur toutes les catégories de marchandises à l’exception des biens culturels, ce qui permettait de bloquer également la sortie d’œuvres qui n’étaient pas visées par la loi de juin 1941, en particulier les tableaux créés après 1900. Lorsqu’il est question dans ce litige d’interdiction de sortie, c’est sans doute à cette règle qu’il est fait référence.
C’est ce qui aurait motivé le fait que la propriétaire de l’œuvre « ne pouvait pas prévoir que cette licence serait un jour obtenue, dès lors qu’elle croyait irréversible et non simplement aléatoire la fin de non-recevoir opposée à sa seconde licence d’exportation ».
Difficultés de lecture
In fine, la cour d’appel rejetait la demande en interprétant différemment la mention portée sur la facture, dont elle estimait qu’elle démontrait au contraire « que les parties ont conclu la vente en pleine connaissance de cause et que la modification ultérieure de la situation du tableau, relativement à cette interdiction, finalement levée en 1988, est inopérante ». La cour ajoutait que le fait que la propriétaire ait demandé deux fois l’autorisation de sortie « permet d’en déduire […] la connaissance de l’éventualité d’une autorisation de sortie ».
Dans l’appréciation de la conviction de la propriétaire, il est vraisemblable que le temps écoulé entre l’achat et la revente a pesé plus lourd que l’exposé d’une réglementation française alors illisible ou, plutôt, marquée par la prépondérance absolue et imprévisible de l’État.
Tenter la CEDH ?
Si la demandeuse a les moyens du temps et de la procédure, après avoir épuisé ses recours en France (on peut penser que la Cour de cassation confirmera l’arrêt d’appel, dans la mesure où l’appréciation de la conviction erronée résulte de « l’appréciation souveraine des juges du fond »), il lui restera à saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Après tout, la Galerie Beyeler avait obtenu, en 2000, devant cette même Cour la condamnation de l’Italie à la suite de l’acquisition d’un Van Gogh pour un prix dérisoire après interdiction de sortie puis classement du tableau.
L’une des considérations de la Cour européenne des droits de l’homme pour donner satisfaction à la Galerie Beyeler était le caractère illisible et imprévisible de la réglementation italienne et de sa mise en œuvre. Dans son arrêt, la CEDH avait en particulier souligné que « le principe de légalité signifie également l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles […] » et que « à certains égards, la loi [italienne] manque de clarté », et avait précisé : « La Cour est appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué, même en cas de respect des exigences légales, produit des effets conformes aux principes de la Convention. Dans cette optique, l’élément d’incertitude présent dans la loi et l’ample marge de manœuvre que cette dernière confère aux autorités entrent en ligne de compte dans l’examen de la conformité de la mesure litigieuse aux exigences du juste équilibre. » In fine, la Cour estimait que les « autorités italiennes avaient tiré un enrichissement injuste de l’incertitude qui a régné […] et à laquelle elles ont largement contribué » et que « indépendamment de la nationalité du requérant, pareil enrichissement n’est pas conforme à l’exigence du juste équilibre » ; « la charge disproportionnée et excessive » en résultant pour Ernst Beyeler constituant une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention.
Cela dit, dans l’affaire du Van Gogh de Beyeler, la CEDH avait à trancher une affaire dont l’État [italien] était le protagoniste légal mais également le principal bénéficiaire, ce qui n’est pas le cas ici.
(CA Paris 1re ch. sect. A, 4 mai 2004. N° RG : 2003/07921/CDEH 5, Grande Chambre, 5 janvier 2000, n° 33202/96 Beyeler c. Italie.)
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Beyeler, maître du temps
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°212 du 1 avril 2005, avec le titre suivant : Beyeler, maître du temps