LONDRES (de notre correspondant) - Dans son jugement rendu le 15 mai, le juge Patten a rejeté la demande de « classement » de l’affaire adressée par Marlborough.
Le conflit a déjà commencé à révéler plusieurs aspects de la vie (et des finances) de Bacon, mais aussi de mieux connaître les opérations de l’une des plus grandes galeries de Londres et de son antenne au Liechtenstein. Même si le montant réclamé par les plaignants n’a toujours pas été fixé, il pourrait s’élever à plus de 100 millions de livres (1,072 milliard de francs).
Lorsque Bacon est mort en 1992, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, il a laissé ses biens à John Edwards, ancien barman de l’est londonien, qui vit à présent en Thaïlande. L’unique exécuteur testamentaire est aujourd’hui Brian Clarke, qui, depuis trois ans, accumule les preuves que l’artiste n’a pas été payé loyalement par sa galerie. La succession Bacon a donc intenté une action en justice contre Marlborough Fine Art Ltd (London) et l’antenne enregistrée au Liechtenstein, Marlborough International Fine Art Establishment. La longue audience du mois dernier concernait deux questions de procédure. Les ayants droit ont essayé de modifier leurs “particulars of claim” (liste de revendications), afin de supprimer l’allégation selon laquelle les relations entre Bacon et sa galerie auraient été régies par un contrat sous-jacent et de la remplacer par le terme d’“arrangement de convenance”. Au même moment, Marlborough a demandé au juge de classer l’affaire. Le juge Patten a fait droit aux demandes de la succession et rejeté les prétentions de Marlborough. Le procès devrait commencer en janvier prochain.
De la misère à la richesse
Bien que la majeure partie du débat ait concerné la procédure, on a pu en apprendre beaucoup sur les accords qui unissaient Bacon à sa galerie. Comme l’a résumé Patten, l’artiste était un “bohémien, sans grande expérience des finances ni des affaires et n’ayant jamais bénéficié de conseils indépendants”. Au départ, ses revenus étaient modestes et d’avril 1956 à octobre 1958, il a reçu 1 725 livres de Marlborough en paiement de ses œuvres, soit 100 livres par mois environ. En 1958, alors qu’il avait quarante-neuf ans, il a conclu un accord avec la galerie, en vertu duquel il serait payé pour ses tableaux en fonction de leur format : de 165 livres pour une huile sur toile de 50 x 60 cm à 420 livres pour un format de 160 x 200 cm.
En 1963, Bacon a tenté de mettre un terme aux accords qui le liaient à Marlborough pour rejoindre une galerie suisse, mais le contrat a été prolongé par consentement mutuel jusqu’à l’année suivante, “certainement afin de permettre à Bacon de régler ses problèmes d’impôts et de comptabilité”. Mais l’accord avec la galerie suisse n’a jamais été conclu. De 1964 jusqu’à la mort de Bacon, Marlborough a continué de vendre ses œuvres en exclusivité et a assuré divers services. Il reste donc à établir, notamment, si cette relation entraînait l’obligation fiduciaire pour Marlborough d’agir afin de servir au mieux les intérêts de l’artiste.
Durant toute cette période, les relations au jour le jour avec lui étaient assurées par Valerie Beeston, d’abord employée, puis directrice de la galerie. Le juge a expliqué que sa tâche principale consistait à récupérer les tableaux dès que la peinture était sèche : “Bacon vivait dans un petit appartement-atelier de South Kensington où il ne pouvait pas stocker ses œuvres. Par ailleurs, on redoutait qu’il ne détruise ses tableaux. Afin de les préserver, ils lui étaient enlevés dès qu’ils étaient terminés, puis encadrés, photographiés et stockés. Il arrivait qu’ils lui soient rendus à sa demande, pour modification ou même destruction.” L’argent lui était remis de différentes manières. “Parfois, les paiements étaient effectués sur un compte en Suisse ouvert pour Bacon au nom d’une Stiftung [fondation] du Liechtenstein. D’autres fois, l’argent était déposé sur le compte bancaire de Bacon en Grande-Bretagne ou lui était remis directement en liquide.”
Des œuvres disparues
L’atout des ayants droit réside dans le fait que Bacon n’a pas été payé loyalement pour plusieurs de ses tableaux. Parmi les exemples cités, notons celui d’Autoportrait, 1974, pour lequel il a reçu 6 000 livres de Marlborough Liechtenstein. La galerie a rapidement vendu l’œuvre au prix de 45 000 livres. À cela, elle rétorque qu’elle ne vendait pas les œuvres de Bacon en tant qu’agent, mais qu’elle les achetait comme capital qu’elle était libre de revendre au meilleur prix possible.
Autre exemple soumis au tribunal : Étude d’un homme et d’une femme marchant, 1988, qui fut présenté par Marlborough à un ami de Bacon, Michael Leventis. Celui-ci avait été informé que le tableau pourrait être vendu 1,7 million de livres, mais un prix spécial, sans commission, à 1 million de livres, lui était proposé. Il a donc acheté la toile, Bacon ne recevant que 500 000 livres. Plus tard, Michael Leventis a réalisé une plus-value en revendant le tableau, ce qui a provoqué la colère de Bacon. Il a modifié son testament en 1989 pour retirer à son ancien ami sa qualité d’exécuteur testamentaire. De cette façon, Bacon aurait voulu montrer qu’il n’approuvait pas que Leventis eût vendu une œuvre acquise à un “prix raisonnable”. Marlborough avance aujourd’hui que cette décision indique que Bacon connaissait le prix payé par Leventis et, par voie de conséquence, le bénéfice réalisé par la galerie.
Les ayants droit ont également déclaré que Bacon n’a reçu que 6 000 livres pour une série de lithographies qui ont ensuite été vendues 40 000 dollars, et que Marlborough n’a jamais payé l’artiste pour une autre série de 47 lithographies. Plus grave encore, la succession affirme avoir identifié plus de trente tableaux ne figurant pas dans les comptes fournis par Marlborough. Si l’on considère les prix récemment atteints par ces œuvres, les Bacon non signalés pourraient valoir aujourd’hui quelque 100 millions de livres.
Suite à la décision rendue le mois dernier, le porte-parole de Marlborough a déclaré : “Nous sommes heureux car de nombreux faits cruciaux relatifs à l’affaire commencent à émerger.” “Le procès nous permettra de répondre à toutes les questions grâce à une présentation et à un examen détaillés des faits : tout prouve clairement que Bacon et Marlborough entretenaient des relations étroites et honnêtes, satisfaisantes pour tous. Grâce à leur association, Bacon a été reconnu comme l’un des artistes les plus importants et les plus intelligents du monde et a pu réunir une fortune personnelle conséquente.” Il n’a fait aucun commentaire concernant le refus du juge de classer l’affaire. Les avocats des plaignants se sont montrés eux aussi satisfaits de la décision du mois dernier. “Nous approuvons cette décision, qui justifie notre action en justice. Nous attendons avec impatience de pouvoir porter l’affaire conformément à l’application de la loi, devant la High Court où Marlborough devra expliquer comment la galerie gérait les affaires de Francis Bacon.”
Le boom Bacon
La semaine même où ce cas était étudié par la justice, un tableau de Bacon était vendu à un prix record, résultat qui pourrait bien entraîner une tendance à la hausse pour l’ensemble de son œuvre. Le 9 mai, le triptyque Étude du corps humain, 1979, est parti à 8,6 millions de dollars (64 millions de francs) chez Sotheby’s New York, dépassant largement son estimation de 4 à 6 millions. Lors de la même vente, Étude pour un autoportrait, 1980, a atteint 1,8 million de dollars (13,4 millions de francs), soit quatre fois son estimation haute.
Pendant ce temps, l’ensemble de son atelier était remonté à Dublin, son lieu de naissance. Ses ayants droit ont fait don du contenu hétéroclite de son atelier de South Kensington à la Hugh Lane Gallery de Dublin, qui a méticuleusement inventorié 7 500 objets retrouvés – dans ce qui pourrait s’apparenter à un site archéologique – parmi lesquels figuraient 98 toiles déchirées, 70 dessins, des photographies, des livres, des magazines, des tubes de peinture, ainsi que plusieurs jambes de pantalons en velours côtelé Marks & Spencer que l’artiste utilisait pour marquer la matière picturale. On a également découvert sur les murs de l’atelier un petit dessin figurant un homme assis sur une chaise, ce qui confirme que Bacon ne disait pas la vérité lorsqu’il affirmait qu’il ne faisait jamais d’esquisses préliminaires pour ses tableaux. Fait remarquable : aucune palette n’a été retrouvée dans l’atelier, Bacon préférant se servir des murs, des portes et de toiles de petit format.
- À lire : L’Atelier de Francis Bacon 7 Reece Mews, Paris, Thames & Hudson, 2001, 120 p., 135 F, ISBN 2-87811-198-2, avec des photographies de Perry Ogden et une préface de John Edwards.
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Bacon : la justice tranchera
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°129 du 8 juin 2001, avec le titre suivant : Bacon : la justice tranchera