Galerie

RENCONTRE

Almine Rech stratège discrète

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 24 février 2025 - 1222 mots

Installée à la fin des années 1990 dans le 13e arrondissement de Paris, sa galerie est devenue une enseigne internationale, avec aujourd’hui dix espaces dans le monde dont le dernier a été inauguré à Gstaad fin 2023.

Almine Rech. © Oleg Covian, 2024
Almine Rech.
© Oleg Covian, 2024

Paris. Almine Rech observe depuis longtemps une certaine réserve vis-à-vis de la presse. « J’évite les demandes sur ma vie privée », reconnaît l’épouse de Bernard Ruiz-Picasso, petit-fils de l’artiste. Et elle se souvient encore de la remarque que lui avait faite ce journaliste radio à ses débuts, lui tendant le micro à l’occasion de la première exposition commerciale en Europe de l’artiste américain James Turrell qu’elle avait organisée en 1990. Elle y présentait Blood Lust, une œuvre de la série des « Light Piece », consistant en une projection de lumière. « Haha ! Vous n’accrochez rien au mur, vous allez faire faillite ! », l’aurait finement mis en garde le chroniqueur. Associée à l’époque à Cyrille Putman, elle portait alors le nom de son premier mari, Froment – avec lequel elle a eu un fils, Paul de Froment, qui dirige l’antenne new-yorkaise. Car Almine Rech, loin de faire faillite, a non seulement créé par la suite sa propre galerie parisienne, mais elle a ouvert des succursales à Bruxelles, Londres, New York, Shanghaï, et plus récemment à Monaco et à Gstaad en Suisse. « C’est une multinationale », résume Guillaume Lointier, recruté en tant que directeur après avoir travaillé successivement auprès de Suzanne Tarasieve et de Christophe Gaillard. C’est lui qui a notamment suivi le dossier de présentation de Claire Tabouret pour le concours des vitraux de la cathédrale Notre-Dame – Perrotin pour sa part représente la peintre en Asie. Un partage de territoires se révèle en effet nécessaire pour nombre d’artistes (outre ceux cités précédemment : Oliver Beer, Ali Cherri, Sylvie Fleury, Markus Lüpertz…) que l’enseigne partage avec d’autres confrères et consœurs. La programmation obéit ainsi à une géopolitique complexe ; seules les foires internationales échappent à la règle, précise Almine Rech. La galeriste a participé à près d’une trentaine en 2024 et devrait garder le même rythme en 2025. À quinze jours de Frieze LA, elle se demande cependant si elle va s’y rendre cette année. « Qui a envie d’aller à Los Angeles en ce moment ? », s’interroge-t-elle, expliquant que son staff américain est un peu réticent, faute de données sur la qualité de l’air à la suite des incendies qui ont ravagé des quartiers entiers de la ville.

Près de 100 employés

L’enseigne emploie près de cent personnes. Sa fondatrice se considère-t-elle comme une femme d’affaires ? « J’aimerais bien, sourit-elle. Exercer comme galeriste, cela suppose de traiter en permanence avec de fortes personnalités : les artistes, les responsables d’institutions… C’est un métier très difficile, bien plus que je ne l’imaginais quand j’ai commencé. J’étais jeune et innocente. » Mais qui aujourd’hui oserait tenir tête à cette femme puissante, qui au sortir du déjeuner (dans un restaurant en vogue à deux pas des Champs-Élysées) enfile un somptueux manteau de fourrure blanc et beige, léger comme une plume, dont elle a égaré le ticket de vestiaire ?

« Enfant, on m’appelait “la petite peintre” », s’attendrit-elle, racontant avoir hésité à faire carrière dans le cinéma tout en poursuivant ses études à l’École du Louvre. « Mais je n’imaginais pas tout sacrifier, en particulier une vie de famille », dit cette mère de quatre enfants. Si la galerie possède un socle conceptuel et minimal (Joseph Kosuth, Turrell, John McCracken), elle embrasse désormais, avec plus de 80 artistes et successions à son actif, « un panorama de l’art actuel », de Miquel Barceló au jeune Américain Zio Ziegler en passant par Jeff Koons, Richard Prince, Taryn Simon ou le peintre et sculpteur José Dávila, son premier artiste mexicain, auquel elle consacre un solo en mars dans l’espace du Marais. Il s’agit de répondre aux attentes d’une clientèle de collectionneurs mondialisée.

Quand on l’interroge sur sa stratégie de développement, qui s’est accélérée ces dix dernières années, Almine Rech affirme que celle-ci doit beaucoup aux circonstances et au facteur humain, un paramètre toujours décisif dans ses choix. « J’ai ouvert à Londres parce que quelqu’un de la galerie partait s’y installer, et cela a été la même chose pour New York et Shanghaï. » Le reste est une simple question de « business plan ». Lorsque le marché ralentit, comme c’est le cas depuis un an, elle veille à faire des économies de coûts, à négocier par exemple les prix des loyers de stockage et surtout ceux des transports, « qui se sont envolés au moment de la crise sanitaire et ne sont jamais redescendus ». Son alliance avec la famille Picasso la met aussi à l’abri. Avec son mari, elle a créé la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte, basée à Bruxelles (Faba), en soutien à la création contemporaine. « C’est essentiellement un outil de prêts d’œuvres, à vocation non commerciale », relève-t-elle. Si elle assure ne pas avoir été à l’initiative de l’exposition de la peintre Farah Atassi au Musée Picasso de Paris (en 2022-2023), elle admet disposer grâce à sa situation familiale de quelques connexions : ainsi les héritiers des célèbres imprimeurs Crommelynck (avec lesquels le maître espagnol, passionné de gravure, entretenait une relation privilégiée) ont-ils accepté de lui vendre plusieurs « bons à tirer », ces tirages d’essai choisis par l’artiste directement à partir de la plaque de cuivre gravée, des trésors rares exposés lors de l’inauguration à la fin 2023 de son espace à Gstaad.

Le goût de la mode

De son père, le styliste Georges Rech, elle a gardé le goût de la mode – nombre d’artistes de la galerie, tels Joel Andrianomearisoa, Johan Creten, Vaughn Spann, Huang Yuxing… ont collaboré avec Dior pour la collection de sacs arty Lady Dior. Delphine Arnault, la P.-D.G. de la maison de haute couture, dont elle loue le regard et l’engagement de collectionneuse et avec laquelle elle entretient des relations amicales, fut l’une des premières clientes de son adresse rue du Chevaleret (Paris-13e), avant qu’elle ne s’installe dans le Marais.

De son ascendance vietnamienne, Almine Rech garde le souvenir de l’appartement de sa grand-mère, à Passy (Paris 16e), où régnait toujours une atmosphère joyeuse et dans l’entrée duquel trônait un énorme brûle-parfum en bronze témoignant de l’histoire familiale. « Mon grand-père était d'une lignée de grands mandarins, mais il avait décidé d’être un homme et un entrepreneur moderne ; il a fait ses études à l’école des Mines, à Paris, où il a d’ailleurs fréquenté Hô Chi Minh. » De retour au Vietnam, quand les communistes arrivent au pouvoir, l’aïeul est arrêté et jeté en prison où il finira ses jours. Sa femme s’exile avec leurs dix enfants, débarque à Marseille et se voit attribuer une rente par l’État français. « Ce brûle-parfum, je me demande encore comment il avait pu voyager jusqu’à Paris. Il était magnifique, une véritable sculpture. » Un héritage du passé qui n’est peut-être pas pour rien dans son destin de galeriste internationale.

 

PARCOURS
 
1989
Ouverture de la galerie Froment-Putman à Paris
1997
Ouverture de la galerie rue Louise-Weiss, puis rue du Chevaleret (Paris-13e)
2002
Création avec son mari Bernard Ruiz-Picasso de la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte à Bruxelles
2017
Nommée au grade d’officier des Arts et des Lettres
2019
Ouverture de son 5e espace à Shanghaï (après Bruxelles en 2008, Londres en 2014 et New York en 2016).
2021
2e espace parisien sis au 18, avenue Matignon, dans le 8e

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°649 du 14 février 2025, avec le titre suivant : Almine Rech stratège discrète

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