Entretien avec Françoise Vergès, historienne et politologue originaire de l’île de la Réunion. Spécialiste de l’histoire de l’esclavage et de la créolisation, elle est présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage.
Historienne engagée, essayiste, enseignante aujourd’hui au Goldsmiths College à Londres, vous avez travaillé sur l’histoire de l’esclavage et sur ce que vous nommez le « processus et les pratiques de créolisation ». Vous avez ensuite réfléchi à une possible « exposition » de cette matière. C’est pourquoi vous contribuez à un projet de musée à la Réunion, dont vous êtes originaire.
Je me suis posé en effet la question, en travaillant au projet de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (1), de la créolisation comme « objet d’exposition ». Pour son exposition permanente, j’ai choisi de penser une exposition sans objets, sans collections ; j’ai souhaité partir de l’absence d’objets qui témoigneraient de la vie des opprimés, des esclaves, des travailleurs engagés, des colons pauvres… Je suis partie de l’océan Indien, de sa géo-histoire, des niveaux de créolisation qui se superposent, s’annulent, s’ajoutent. Une archéologie de ces couches donne à voir des traces, des fragments, des créations dans des zones de contact. Je considère l’océan Indien comme un espace culturel, qui a donné naissance à la notion de créolité. Si l’Atlantique a été forgée par l’empire et la race, l’océan Indien l’a été par les échanges millénaires entre l’Afrique et l’Asie, avec une des premières grandes formes de créolisation, la civilisation swahilie. Les échanges sud-sud tracent une cartographie du monde où des mondes se rencontrent, des zones de contact sont créées, des villes cosmopolites émergent, où l’Europe est un des acteurs. Je me fonde sur l’existence de modernités, d’autres conceptions de soi et du monde, d’autres cartes mentales ; je prends en compte le déplacement du regard, du détail qui fait rupture, qui dérange, qui questionne nos présupposés.
Comment rendre visible, sensible, « ce processus de créolisation » ?
La créolisation est une dynamique de la perte et de la préservation de croyances et pratiques (nécessairement altérées) dans une situation d’inégalités. Ce n’est pas une rencontre harmonieuse mais chargée de tensions, de conflits, un terrain de négociations entre des groupes aux croyances et pratiques différentes. Chaque groupe est soumis à un processus de créolisation, c’est-à-dire que ses membres ont dû à la fois renoncer à des croyances, des traditions, des pratiques, et préserver des aspects de ces croyances, traditions et pratiques tout en empruntant aux autres. Il est impossible de « représenter » la créolisation sans parler du territoire physique (montagnes, océan, plaines, rivières, champs, villes), de ses contraintes (cyclones, fragilité du terrain, moussons…), de son poids sur l’imaginaire. Il existe en tant que patrimoine immatériel et matériel. Pour nous à la Réunion, le défi était de présenter des histoires et des regards croisés qui ne privilégient jamais un des termes mais qui cependant offrent du sens.
(1) Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise : www.regionreunion.com, page MCUR
Dernières parutions : Françoise Vergès, La Mémoire enchaînée, questions sur l’esclavage, Hachette, « Pluriel Référence », rééd. 2008 ; Nègre je suis, nègre je resterai. Entretien avec Aimé Césaire, Albin Michel, 2005.
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« La créolisation comme processus »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°301 du 17 avril 2009, avec le titre suivant : « La créolisation comme processus »