Sa singularité, comme la spécificité politique et économique de Cuba, font de la Xe Biennale de La Havane un observatoire privilégié des effets de la globalisation sur l’art et les artistes. Local, régional, global et retour.
Dans la vidéo Juego #1 (2008), les artistes panaméens Donna Conlon et Jonathan Harker se livrent à une singulière partie d’échecs. Sur un terrain à l’abandon, ils manipulent des pierres, les enlevant progressivement du périmètre du jeu, pour finalement n’en laisser que quelques-unes, formant le nom « Panamá ». Une fois ce mot inscrit, la caméra élargit le champ. Elle révèle alors la proximité du canal de Panama, y filmant le ballet des supertankers, dont les droits de passage sont la source principale de revenus pour ce pays clé du continent américain. En associant ainsi pratique dérisoire et puissance économique, esthétique vernaculaire et enjeux géopolitiques, cette œuvre dit la manière dont il est possible, pour des artistes, de créer à l’écart des centres médiatiques du monde de l’art. Et synthétise les propositions d’une Biennale oscillant entre discours politiques et recherches formelles, revendication locale et insertion dans le jeu global.
L’épreuve du réel
Pour le visiteur occidental de cette Xe Biennale de La Havane, le thème choisi – « Intégration et résistance à l’ère globale » – prend corps et résonne non seulement dans la manifestation, mais aussi dans son contact quotidien avec la ville et la transformation progressive et palpable du modèle cubain. En ce sens, le titre de la Biennale décrit davantage la situation cubaine contemporaine, perceptible dans l’évolution du paysage architectural, qu’il ne s’applique à l’impressionnant rassemblement artistique proposé, nécessairement artificiel.
En effet, pour fêter les 25 ans de l’une des plus anciennes biennales, laquelle, fondée en 1984, s’est dès cette époque naturellement engagée à montrer les zones alors périphériques de l’art, le comité d’organisation, sous l’égide du Conseil national des arts plastiques cubain, a établi un programme dense, réparti dans toute la ville. Cette prolifération des lieux d’expositions témoigne, au passage, du maillage serré des institutions culturelles et de la prégnance des arts visuels, résultats culturels d’une Révolution dont Cuba commémore cette année le 50e anniversaire. Expositions personnelles et rétrospectives ; présentations collectives internationales, dédiées à une scène artistique (Mexique, Chine, Colombie) ou thématiques – l’une, très surprenante, traite de la question du genre ; conférences et ateliers – ceux de l’artiste cubaine Tania Bruguera ont fait le plein – proposent un panorama renouvelé de la création mondiale. Les artistes des pays non occidentaux y sont naturellement à l’honneur. Largement soutenue par les Instituts culturels et des institutions d’Amérique latine et d’Europe, notamment espagnoles, auxquels s’ajoutent quelques partenaires privés (1), cette dixième édition fait preuve de rigueur et de créativité. Sauf lorsque les artistes s’égarent dans l’illustration caricaturale d’un propos anticapitaliste ou dans une fascination béate pour l’esthétique numérique ou « post-pop ». Pour eux aussi, il s’agit de doser leur niveau d’intégration (d’homogénéisation) et de résistance (de singularité) face aux modèles artistiques dominants, et d’évaluer la pertinence de leurs œuvres vis-à-vis des réalités politiques, économiques et sociales. L’épreuve du réel et du rapport au pouvoir en place peut se révéler fatale dans ce pays où politique et collectif ne sont pas encore de vains mots et où continuent de s’appliquer censure et autocensure. Très peu d’œuvres, de manière très voilée, traitent ainsi du régime castriste.
Ambitieuse et populaire
De fait, l’un des points fort de la manifestation est la mise en valeur de neufs « invités spéciaux », modèles offerts aux artistes, souvent très jeunes, participant aux expositions collectives. Ces créateurs endossent alors des figures de résistants, aux modes comme aux catégorisations. Illustrant par leurs origines – Amérique latine et du Nord, Japon, Afrique du Sud – le large spectre géographique de la manifestation, celle-ci leur offre de belles rétrospectives. La Galería de la Biblioteca Pública expose ainsi quarante ans de production de Paulo Bruscky, artiste né en 1949 et vivant à Recife, au Brésil. Vidéaste expérimental, adepte du mail art, de la poésie visuelle et des performances de rue, relais brésilien de Fluxus, son œuvre polymorphe permet de découvrir un chaînon manquant de la modernité brésilienne. À la Casa de Las Americas, León Ferrari, Argentin né en 1920, longtemps réfugié au Brésil, démontre comment il est possible, avec une diversité de techniques (collages, héliographies, sculptures), de mener pendant plus de cinquante ans un travail politique et engagé, ne cédant rien à la réflexion formelle.
Dans l’exposition principale, organisée au Parc historico-militaire Morro-Cabaña, quelques œuvres, parmi celles de plus de 150 artistes, se détachent dans l’avalanche des vidéos, photographies et autres installations. Il faut ainsi retenir la caustique installation musicale de la Cubaine Glenda León Arévalo où le visiteur peut choisir quel dieu adorer en fonction de simples critères harmoniques ; la vision justifiée, centrée, ferrée à gauche puis à droite du planisphère des Brésiliens Angela Detanico & Rafael Lain ou les sculptures verticales en fibre naturelle de la Mexicaine Marcela Díaz, l’une des rares œuvres réussies traitant du lien à l’artisanat. Citons aussi l’encyclopédie des gestes ouvriers obsolètes de l’Argentine Gabriela Golder, les tableaux du Cubain Douglas Pérez Castro, l’un des peu fréquents peintres exposés, et la vidéo désenchantée ou réjouissante (au choix) du Chinois Chen Xiaoyun montrant un orchestre incapable de jouer ensemble l’hymne américain. Quant à la série photographique Hotel Habana des photographes Liudmila & Nelson dans laquelle ils repeuplent, pour notre plus grand effroi, la Vieille Havane de logos et de publicités, elle constitue un écho pertinent au thème de la manifestation et à la situation cubaine actuelle, dont il se révèle très difficile de faire abstraction en visitant cette Biennale. Dans un pays fier de sa singularité sur l’échiquier mondial, particulièrement à l’heure actuelle, où la culture et les arts sont considérés comme des fondamentaux, il faut souhaiter que le modèle de la Biennale de La Havane, ambitieux, populaire et festif, continue d’être un rendez-vous essentiel pour la création non occidentale.
(1) La Mairie de Paris et l’organisation OCEA présentent l’exposition « Latitudes » au Centro de Desarollo de la Artes Visuales. La Fondation Brownstone finance le catalogue populaire vendu à bas prix aux seuls Cubains.
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Un autre monde (de l’art) possible ?
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Abonnez-vous dès 1 €INTÉGRATION ET RÉSISTANCE À L’ÈRE GLOBALE, XE BIENNALE DE LA HAVANE, jusqu’au 30 avril, Parc historico-militaire Morro-Cabaña, Centre d’art contemporain Wilfredo-Lam et quatorze lieux à La Havane, www.bienaldelahabana.cult.cu, tlj 10h-18h. Catalogue, coéd. Centro de Arte Contemporáneo Wifredo Lam/Consejo Nacional de las Artes Plasticas, 538 p.
XE BIENNALE DE LA HAVANE
Directeur : Rubén del Valle Lantarón
8 curateurs, 3 assistants curateurs, 16 curateurs invités
Une cinquantaine de lieux dédiés aux événements off
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°301 du 17 avril 2009, avec le titre suivant : Un autre monde (de l’art) possible ?