Art ancien

À la découverte de l’Égypte

Savants et artistes sur les rives du Nil

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 10 avril 1998 - 1291 mots

EGYPTE

L’expédition de Bonaparte, il y a 200 ans, a fait naître dans les esprits occidentaux une passion pour l’Égypte toujours vivace. À l’occasion de l’année France-Égypte, plusieurs expositions mettent en avant le rôle fondateur des savants français, matérialisé par la publication de la monumentale Description de l’Égypte. Cet ouvrage séminal, qui devait encourager aussi bien l’égyptologie que l’orientalisme, trouvera un relais chez les artistes séduits par ce pays et son art.

Le 19 mai 1798, la flotte française lève l’ancre dans le port de Toulon et met le cap vers l’est de la Méditerranée. Les 154 savants embarqués avec le général Bonaparte, formant la “Commission des sciences et des arts” de l’armée d’Orient, ignorent encore la destination de l’expédition ; ils ne l’apprendront que le 28 juin. Même s’ils ne sont pas les premiers Européens à se rendre dans ce qui est alors une province de l’Empire ottoman, ces hommes joueront un rôle déterminant dans la connaissance de l’Égypte. Au XVIIIe siècle, plusieurs voyageurs n’avaient pas hésité à faire le voyage et, à leur retour, avaient publié des récits aux tonalités contrastées. Pays de la douceur de vivre pour Claude Savary dans ses Lettres d’Égypte (1785), le pays était au contraire perçu comme une terre du despotisme par Volney, dans son Voyage en Syrie et en Égypte (1787). Néanmoins, celui-ci remarquait que “si l’Égypte était possédée par une nation amie des beaux-arts, on y trouverait pour la connaissance de l’Antiquité des ressources que désormais le reste de la terre nous refuse”, et, évoquant la Haute Égypte, écrivait que les “monuments enfouis dans les sables s’y conservent pour la génération future”. Nul doute que les savants envoyés par le Directoire ont lu avec attention de tels récits.

Un nouveau regard
L’expédition menée par Bonaparte ne cache pas son désir de mettre fin au joug des Mamelouks, mais son héritage le plus sûr est à rechercher dans le domaine de la science et de l’art. Pour la première fois, grâce aux Français, l’Égypte devient un objet scientifique, cependant le regard qu’ils portent sur ce pays semble souvent conditionné par les images de l’art. Ainsi, Dominique Vivant-Denon, futur directeur du Musée du Louvre, note-t-il dans son Voyage dans la Haute et la Basse Égypte, publié en 1802, que la caravane, qui le mène aux ruines de Canope “produit l’effet le plus pittoresque et le plus imposant ; les groupes de militaires, ceux des marchands dans leurs différents costumes, soixante chameaux chargés, autant de conducteurs arabes, les chevaux, les ânes, les piétons, quelques instruments militaires, offrent la vérité d’un des plus beaux tableaux de Benedetto [Castiglione] ou de Salvadore Roso [Salvatore Rosa].” Vivant-Denon, suivant le général Desaix en Haute Égypte à la poursuite de Mourad Bey et de ses Mamelouks, a été le premier à découvrir les monuments de cette région, ignorée des précédents voyageurs. Des nombreux dessins réalisés sur place, il a tiré les planches d’illustration pour son livre ; celles-ci ont constitué le prélude à la grande entreprise que fut la Description de l’Égypte entre 1809 et 1822. Animée d’une ambition encyclopédique, cette publication rend compte de toutes les informations récoltées, classées en trois grands chapitres : Histoire naturelle, État moderne, Antiquité. L’impression de cette somme a été à elle seule une aventure, puisque Nicolas Conté (1755-1805), inventeur des crayons à mine de graphite, a dû créer une machine permettant de graver à moindres frais les 974 planches de l’ouvrage. Sa réalisation emploie quelque 43 personnes, parmi lesquelles les dessinateurs Henri-Joseph Redouté, Jacques Barraband et Nicolas Huet. La création d’un meuble spécial pour conserver tous les volumes sera même nécessaire.

L’héritage scientifique
La contribution de la Description de l’Égypte à la science est immense : il y a d’abord la connaissance de la faune égyptienne grâce au zoologiste Geoffroy de Saint-Hilaire, assisté de Redouté ; mais aussi l’explication du mirage, découverte par Gaspard Monge pendant la marche de l’armée entre Alexandrie et Le Caire. De leur côté, Jean-Baptiste Jollois et Édouard Villiers du Terrage ont exécuté des relevés systématiques des temples rencontrés, et des dessins de bas-reliefs à Denderah, Philae, Edfou, Thèbes et Karnak, parfois au mépris du danger. Ils ont reproduit notamment les zodiaques de Denderah et d’autres bas-reliefs astronomiques dont l’interprétation a nourri des controverses sur l’ancienneté du genre humain. Certaines illustrations de la Description semblent faire écho à l’imagerie née de la redécouverte de l’Antiquité, depuis le XVe siècle. Ainsi, tel temple égyptien à demi enfoui sous les sables évoque-t-il irrésistiblement la célèbre Vue du Campo Vaccino (au Musée du Louvre) de Claude Lorrain, qui montrait le Forum romain en partie enterré, servant de pâturage.

Grâce à cet ouvrage monumental, les Français ont également découvert le visage de l’Égypte contemporaine. Sa publication arrivait à point nommé pour nourrir un courant orientaliste dans l’art et la littérature en Occident. À la suite des savants, les artistes n’allaient pas tarder à se rendre sur les rives du Nil. Ainsi le peintre Adrien Dauzats (1804-1868) suit-il le baron Taylor lors du voyage de 1830, qui devait aboutir au don de l’obélisque de Louxor. Il en ramènera des dessins et des esquisses dont s’inspirera Alexandre Dumas pour ses Quinze jours au Sinaï (1839). Ces études seront surtout à l’origine de futurs tableaux, comme Le couvent de Sainte-Catherine au Mont Sinaï au Louvre. Cette curiosité pour le monde oriental ne se démentira pas tout au long du XIXe siècle, avec la venue d’écrivains comme Gérard de Nerval ou d’artistes (Jean-Léon Gérôme, Eugène Fromentin…), et même de photographes. En 1852, Maxime du Camp publie, sous le titre Égypte, Nubie, Palestine et Syrie, la première grande série de photographies orientalistes.

Ouverture à l’art de l’Islam
Délaissant les grandeurs de l’Antiquité, des architectes s’intéressent à l’architecture musulmane dont l’Égypte est un des foyers les plus riches, à l’époque fatimide notamment. Ainsi Pascal Coste, après un séjour au service du maître du pays, Méhemet Ali, de 1817 à 1827, ramène en France des milliers de relevés de toutes les formes d’architecture, plus exacts que ceux de la Description. Cette inestimable documentation constituera la base de son Architecture arabe ou monuments du Kaire, publiée entre 1837 et 1839. Plus tard dans le siècle, en 1871, l’architecte Ambroise Baudry (1838-1906), disciple de Charles Garnier, se rend en Égypte et décide de s’y installer. Jusqu’à son retour en France en 1886, la haute société du Caire, aussi bien française qu’égyptienne, lui commande de nombreuses demeures. Il est même l’architecte en chef du khédive Ismaïl de 1875 à 1877. Il ne se contente pas d’importer le style du Second Empire, mais développe, dans ses villas ou ses palais, une véritable architecture orientalisante. Dans sa maison par exemple, il utilise de nombreux fragments anciens sauvés de la démolition, combinés avec des copies d’éléments architectoniques, du XIVe siècle notamment. Convaincu de l’importance de préserver ce passé prestigieux, il participe à la création, en 1881, du Comité de conservation des monuments de l’art arabe. Toutes ces initiatives françaises en faveur de l’Égypte rachètent les errances de l’expédition de Bonaparte, dont la réussite politique est moins certaine.

A voir

LES SAVANTS EN ÉGYPTE, jusqu’au 6 juillet, Muséum national d’histoire naturelle, Grande galerie de l’évolution, 36 rue Geoffroy Saint-Hilaire, 75005 Paris, tél. 01 40 79 39 39, tlj sauf mardi 10h-18h.

LA DESCRIPTION DE L’ÉGYPTE, REFLETS D’UNE CIVILISATION, jusqu’au 31 août, Musée Fesch, 50-52 rue Fesch, 20000 Ajaccio, tél. 04 95 21 48 17, tlj sauf mardi 10h-17h30.

L’ÉGYPTE D’UN ARCHITECTE : AMBROISE BAUDRY (1838-1906), 24 avril-20 juin, Conseil général de Vendée, 18 rue Luneau, 85000 La Roche-sur-Yon, tel. 02 51 44 28 10. Puis Le Mans et Rodez.

PASCAL COSTE, TOUTES LES ÉGYPTE, 11 juin-30 septembre, Bibliothèque municipale, 38 rue du 141e RIA, 13003 Marseille, tél. 04 91 55 36 55, tlj sauf dimanche et lundi 10h-18h.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : À la découverte de l’Égypte

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