L’art islamique, aujourd’hui apprécié pour ses corans, miniatures enluminées et autres céramiques persanes ou ottomanes, a longtemps été réservé à une clientèle d’initiés. Le marché ne s’est ouvert à un public plus large qu’au début des années soixante, grâce notamment à la médiatisation dûe à la diffusion de catalogues. Les ventes publiques, qui lui ont été entièrement consacrées ont connu depuis un succès croissant. Résultat : les prix des pièces de grande qualité sont devenus très élevés alors que les objets d’art de haut niveau se raréfient.
Finie l’époque bénie où le collectionneur, amoureux de miniatures, manuscrits ou autres pièces islamiques pouvait “dénicher” chez des antiquaires, pour des sommes négligeables, à Paris, Londres ou New York, de véritables trésors ottomans ou perses. “Jusqu’aux années cinquante, des possibilités extraordinaires s’offrirent aux collectionneurs, écrivait Stuart Cary Welch dans sa Petite histoire de l’art du livre et du collectionneur (Trésors de l’Islam, 1985). Lors d’une expédition à Paris chez Kevorkian, Soustiel, Hindamian ou Injoudjian, on pouvait découvrir des œuvres d’art splendides et les acheter pour le prix d’un bon déjeuner.” Le tournant s’opère à partir du début des années soixante. À cette époque, les pièces islamiques font leur première apparition dans les catalogues de ventes publiques. Le marché de l’art islamique, jusqu’alors confidentiel et réservé à quelques érudits, commence à susciter l’intérêt d’une clientèle plus large. Pour répondre à cet engouement, les commissaires-priseurs organisent des ventes qui lui sont entièrement consacrées. La première grande vacation parisienne de pièces islamiques – la collection Adda – organisée en novembre 1965 par Me Maurice Rheims, réalise un produit total de près de 9 millions de francs. “Il s’agissait de la première grande vente de pièces Haute Époque. Elle comprenait notamment des tableaux et de superbes faïences islamiques, s’enthousiasme l’expert Jean Soustiel. Une pièce comme cette assiette d’Iznik, vendue en 1965 102 000 francs, partirait aujourd’hui pour 3 millions.”
La vente Pozzi
Quelques années plus tard, en décembre 1970, au Palais Galliera, la dispersion de la collection du diplomate Jean Pozzi, savamment médiatisée, connut elle aussi un franc succès. Pour la première fois, un catalogue reproduisait en couleurs les miniatures dispersées. Résultat ? Un chiffre d’affaires de 1,2 million de francs uniquement pour la partie consacrée aux pièces orientales. La machine était lancée. “Aujourd’hui, poursuit Jean Soustiel, la dispersion d’une collection équivalente à celle des Pozzi réaliserait un produit de près de 15 millions de francs, dix fois plus qu’il y a trente ans.” Dans les années soixante-dix, le marché de l’art islamique traverse la Manche, prend place à Londres et s’internationalise. Les prix, gonflés par l’activisme de collectionneurs iraniens – au nombre desquels figure la famille royale – s’envolent tant à Paris qu’à Londres. L’art qadjar profite particulièrement de ce climat d’euphorie extraordinaire, à l’image de ce plumier adjugé 200 000 francs, lors d’une vente publique en 1974. La révolution iranienne et la chute du Shah mettent un terme à cette fièvre. Les prix s’effritent pour quelque temps avant de repartir de plus belle à la fin des années quatre-vingt, dopés par les achats de quelques riches collectionneurs turcs. Le marché des pièces d’Iznik connaît lui aussi, parallèlement, un développement exceptionnel au cours des années 1985-1990. En témoigne ce plat ottoman à décor Chintamani, datant du XVIe siècle, vendu par Me Boisgirard en octobre 1990 pour 2,2 millions de francs, tandis qu’une autre céramique – un plat aux écailles – partait pour 550 000 francs. Cette belle flambée de prix s’est brutalement arrêtée le 12 juillet 1991, lors de la vente de la collection Lagonico, à Monte-Carlo. Organisée par Sotheby’s, la vacation, marquée par des estimations trop élevées comprises entre 500 000 et un million de francs, connut un échec retentissant. La clientèle délaissa la vente qui s’ouvrit devant une salle vide.
Qu’en est-il aujourd’hui ? “Les prix ont continué de progresser, déplore Jean Soustiel. Les très belles pièces sont devenues inaccessibles aux clients français cultivés.” Témoignage identique de Philippe Magloire, marchand et expert en céramiques islamiques. “Les pièces exceptionnelles, bien conservées et pourvues d’un intérêt historique, peuvent atteindre des sommes fabuleuses, certaines se vendant plusieurs centaines de milliers de francs. Mais ces objets sont devenus extrêmement rares. On en trouve, en moyenne, deux ou trois dans chaque vente, que ce soit à Londres ou à Paris. Du coup, aux côtés de quelques très beaux lots, il y a aujourd’hui beaucoup de remplissage.”
Un astrolabe à 1,2 million de francs
Annie Kevorkian, marchand et expert installé quai Malaquais, évoque aussi l’explosion des prix pour les pièces de grande qualité, à l’image de cet astrolabe adjugé 1,2 million, alors qu’il était estimé 500 000 francs ou de ce carreau de revêtement iranien datant du XIIIe siècle, vendu 12 000 francs en 1975 et enlevé, en décembre 1997, lors d’une vacation organisée par Me Boisgirard, à 180 000 francs. Les manuscrits islamiques ont eux aussi le vent en poupe. Lors d’une vente d’avril 1997, une cinquantaine de pages extraites d’un Coran datant du VIIIe siècle sont parties à 930 000 francs. Même succès pour la céramique ottomane qui, très demandée, atteint des prix élevés, à l’image de cette chope Masrapa – pièce iznik datant de 1585 – vendue par l’étude De Ricqlès en juin 1992, de même que les objets du XIXe siècle d’origine turque, eux aussi sur une courbe ascendante. Pour les céramiques persanes de la période médiévale, les prix – hormis les pièces exceptionnelles – sont en revanche demeurés stables. “Il y a un véritable marché islamique, explique Annie Kevorkian, notamment pour les pièces de Haute Époque (Moyen Âge islamique), période la plus brillante, un attrait pour les céramiques, bronzes, cuivres, manuscrits et miniatures. C’est un marché très international, comprenant de vrais collectionneurs et peu de spéculateurs.”
Les premières collections d’art islamique remontent à la fin du XIXe siècle. Les acheteurs étaient alors des esthètes, dotés de connaissances approfondies, à l’image des frères Goncourt qui aimaient à s’entourer d’objets d’art orientaux. Dès cette époque, des amateurs européens s’enthousiasment pour les miniatures et manuscrits islamiques. Ils achètent à de simples marchands, installés au Caire, à Damas ou Constantinople, qui s’improvisent experts. L’absence de tout contrôle douanier, jusqu’au début des années vingt, permet aux objets de sortir librement de leurs pays d’origine, à la grande joie des collectionneurs. Paris devient alors la capitale internationale du marché de l’art islamique. Quelques belles collections de peintures persanes sont constituées, notamment par Georges Marteau, ingénieur des Arts et Manufactures, ou Raymond Koechlin, l’un des fondateurs de la Société des amis du Louvre, où ces trésors seront finalement abrités. Parmi les autres collections importantes figure celle du couturier Jacques Doucet – dispersée à Paris, en 1930 –, qui détenait la célèbre Page au Prince Turc lisant, attribuée à Behzâd, et celle de la famille de Rothschild. Jusqu’aux années vingt, cette dernière rassemblait, principalement des miniatures iraniennes et indiennes, dominées par un ancien et très beau Shâh-Nâme (Livre des rois) séfévide. Alors que le goût des collectionneurs français les portait vers les manuscrits et miniatures en provenance d’Iran et de Turquie, celui des Anglais les amenait à s’intéresser davantage aux pièces indiennes.
L’Aga Khan
“Le profil du collectionneur cultivé et érudit à l’image d’Henri d’Allemagne – chargé de mission archéologique en Perse entre 1890 et 1907 – a tendance à disparaître aujourd’hui au profit d’une clientèle dotée d’une approche plus intellectuelle, analyse Annie Kevorkian, à l’exemple de ces clients américains ou japonais qui n’hésitent pas à réunir, côte à côte, dans un même intérieur objets islamiques et peintures impressionnistes. Il s’agit d’acheteurs sincères qui achètent par amour.”
Selon elle, les collectionneurs d’art islamique se recrutent en grande majorité – 70 % – aux États-Unis. La plupart d’entre eux habitent New York, le Texas ou la Californie. Parmi les 30 % restants, beaucoup sont européens, suisses, allemands ou anglais. À noter aussi la politique active d’acquisitions des conservateurs de musées situés dans le golfe Persique, déjà ouverts comme au Koweit et à Bahreïn, ou en constitution comme au Qatar. Il existe également des acheteurs turcs ou iraniens, des grands marchands essentiellement, pour la plupart installés à Londres. “Parmi les collections les plus importantes figurent notamment celles du prince Aga Khan, d’un Iranien, Nasser Khalili, et d’un Britannique d’origine hongroise, Edmund de Hunger (collection Keir). Mis à part ces quelques grandes collections, il n’y pas véritablement de profil type du collectionneur d’art islamique.
Des gens de tous âges et de catégories sociales très diverses achètent des objets. Il existe de plus en plus de jeunes collectionneurs, poursuit Annie Kevorkian. Tous viennent chercher chez moi, avant tout, des céramiques médiévales d’Iznik, mais aussi des miniatures et des carreaux de revêtement.” Philippe Magloire signale aussi la forte composante étrangère de sa clientèle, originaire principalement des États-Unis, du Japon et d’Italie, et constate la désaffection progressive des collectionneurs français pour cet art.
Clients du Golfe
Même tonalité chez l’expert Lucien Arcache. “Une partie importante des collectionneurs est d’origine étrangère. Beaucoup viennent de Grande-Bretagne, d’Allemagne ou de Suisse, explique-t-il. Nous avons quelques clients français, des gens travaillant dans le secteur du luxe principalement, la haute couture et la parfumerie notamment. Ils sont plusieurs à possèder une villa à Marrakech. L’art islamique est en vogue en ce moment. Il y a de plus en plus de jeunes clients attirés par les couleurs et l’exotisme de cette production artistique.” Jean Soustiel, moins optimiste et plutôt amer, évoque un désintérêt croissant pour cet art qui ne ferait plus autant rêver, depuis la fin des années 1970 et la chute du Shah.
Quels conseils donner à un nouveau collectionneur ? “On trouve des pièces dignes d’intérêt à partir de 3 à 5 000 francs, souligne Annie Kevorkian, comme cette lampe à huile du XIIe siècle (1 500 francs), ou ces miniatures (5 000 francs).” Pour des sommes un peu plus élevées, on trouve des céramiques monochromes de qualité vendues 8 000 francs, une céramique avec un décor comprenant des inscriptions ou des figures stylisées pour 12 à 15 000 francs. S’il s’agit de pièces plus importantes, décorées de belles calligraphies ou relevant d’une technique exceptionnelle, il faut compter 30 à 40 000 francs. Un Coran complet du XVIIIe siècle, se vend 8 000 francs environ ; les bronzes du XIIe siècle valent de 5 000 à 25 000 francs. Chez Philippe Magloire, on peut acheter pour 7 000 francs d’authentiques céramiques, représentatives tant de leur époque que de leur origine géographique. “Les armes anciennes sont intéressantes, car elles n’ont pas encore atteint leur véritable prix, ajoute Lucien Arcache. Il est possible d’en acquérir pour 2 à 3 000 francs. Les faïences persanes des XIIIe et XIVe siècles, qui se négocient autour de 2 000 à 2 500 francs, devraient elles aussi, prendre de la valeur”. Reste que pour posséder des pièces islamiques de grande qualité, les collectionneurs devront s’armer de patience. Ils pourront toujours guetter, à Londres ou Paris, la perle rare qui se serait glissée dans des vacations sans grand souffle ou attendre la dispersion des pièces acquises... dans les années soixante et soixante-dix !
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Collectionneur cherche trésor désespérément
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°58 du 10 avril 1998, avec le titre suivant : Collectionneur cherche trésor désespérément