Carlo Severi : Le « primitivisme » aujourd’hui

Carlo Severi interroge notre regard

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 9 juin 2000 - 903 mots

Membre du laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France et du comité de réflexion de la Ve Biennale de Lyon, Carlo Severi s’attache depuis plusieurs années à une définition du domaine de l’anthropologie de l’art. Dans cet entretien, il aborde l’évolution du regard occidental sur l’art non-occidental et le devenir des frontières culturelles à l’époque de la mondialisation.

Après avoir participé en 1989 à “Magiciens de la Terre”, qui croisait les artistes des cinq continents, vous faites aujourd’hui partie du comité scientifique de la Biennale de Lyon “Partage d’exotismes”. Comment le regard occidental sur la production extra-occidentale a-t-il évolué ?
En premier lieu, nous nous sommes rendu compte que le succès de “Magiciens de la Terre” s’explique en partie par la forte relation des jeunes artistes avec les cultures non-occidentales. Cette situation diffère énormément du regard artistique entretenu depuis le début du siècle : le primitivisme moderniste qui va de la théorisation d’un emprunt aveugle, à l’instar de l’attitude arrogante de Picasso vis-à-vis de l’art nègre, jusqu’à des relations différentes comme celle de l’école de New York. Là, l’affinité avec l’art primitif avait pour enjeu une articulation entre la recherche des origines et celle d’une utopie du modernisme. Ce que Barnett Newman appelait “les premiers gestes de définition de l’espace”, une invention qui précède l’apparition d’une iconographie articulée avec la recherche du sublime. Carl Einstein parlait, lui, des plasticiens africains comme des nouveaux Antiques. Aujourd’hui, rien de tout cela ne me semble surgir dans “Partage d’exotismes”. Le primitivisme y apparaît comme l’élaboration conflictuelle d’une frontière entre des cultures. D’un point de vue iconographique, cela passe par la distorsion caricaturale, ou par la mise en place d’un jeu grotesque de miroirs. Celle-ci engendre des images complexes où coexistent la capture de l’autre et le sentiment d’intimité et d’agressivité que cette situation implique. D’origine amérindienne, un artiste comme Jimmy Durham est ainsi très éloigné d’une problématique qui, jusqu’à Beuys, était encore liée à une aspiration au sublime, et même, parfois, au lyrique.

Vous parlez de “primitivisme”, alors que le terme ne figure pas dans le titre de la manifestation, comme si on lui avait préféré celui d’”exotisme”, peut-être plus touristique.
Il me paraît tout à fait compréhensible de la part des organisateurs de l’exposition d’éviter ce terme trop lourd de “primitivisme”, mais nous assistons à une métamorphose de quelque chose qui a bien cent ans d’histoire. William Rubin donne comme date d’origine du terme “primitivisme” celle de son entrée dans le dictionnaire ; il ne faudrait pas faire l’inverse aujourd’hui. “Partage d’exotismes” est un titre qui veut insister sur l’existence de la frontière culturelle et son élaboration. Je continue pour ma part à parler de primitivisme ; j’ai un regard différent de ceux qui se consacrent uniquement à l’actualité artistique, et il est intéressant de bien identifier le conflit culturel actuel et de le mettre en relation avec la tradition primitiviste.

L’extension du marché de l’art et la mondialisation n’ont-elles pas gommé les différences entre les cultures ?
Les circuits marchands existent depuis longtemps, et chaque époque a eu ses ethnies artistiques préférées. Il est évident que les cultures sont de plus en plus forcées de se rapprocher, mais cela ne signifie pas que les frontières disparaissent. Du fait même de cette globalisation, la marque des frontières culturelles s’intensifie, elles deviennent plus dures à franchir. On pourrait dire que les Amériques sont une Amérique, avec des downtowns au sud et de la pauvreté au nord. Mais l’appréhension de cette Amérique par Jimmy Durham, qui est un Amérindien, diffère de celles d’artistes strictement anglo-saxons. La question de l’appartenance, et donc de l’échange culturel et du conflit, est à l’ordre du jour. “The first man was an artist”, écrivait Barnett Newman. C’était complètement irréel, car le peintre n’avait aucun contact avec les Indiens qu’il admirait, mais cela ne faisait aucun doute : l’artiste de la modernité pouvait s’identifier avec l’artiste non-occidental. Aujourd’hui, ce n’est plus si simple : il y a de vrais artistes non-occidentaux qui interviennent dans le domaine de l’art contemporain. Le primitivisme ne peut plus se poser en termes modernistes, ne serait-ce que pour un fait banal : une grande partie du conflit culturel qui sépare les cultures extra-occidentales de la nôtre intervient dans le domaine de l’art pour affirmer une revendication. Le monde de l’art est investi par de nouveaux venus, et, du côté occidental, il existe une autre écoute de la différence culturelle. “Partage d’exotismes” veut saisir dans une seule formule les deux mouvements.

Par son sujet, “Partage d’exotismes” fait intervenir un comité scientifique composé d’anthropologues, là où les expositions artistiques habituelles se contentent aisément d’historiens de l’art. Cette coopération est-elle amenée à se généraliser ?
L’opposition entre des artistes qui mériteraient les uns, une étude esthétique et les autres, une approche anthropologique est complètement fausse. Le travail anthropologique a montré qu’il est impossible d’étudier des objets sans recourir à une esthétique indigène ; celle-ci comporte un goût, des répertoires d’idées, de pratiques et de formes. Quant à la critique contemporaine, elle nous a rendus moins naïfs par rapport à la vision esthétisante de l’art occidental. Ces deux mouvements de recherches parallèles ou croisées ont changé la donne. Il suffit de penser que la grande partie de nos collections occidentales est composée d’icônes. Même si un discours sur une crucifixion de Cimabue ne tient aucun compte des racines rituelles de l’œuvre, n’y a-t-il vraiment aucun écho de cette tradition dans l’expérience esthétique du spectateur ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°107 du 9 juin 2000, avec le titre suivant : Carlo Severi : Le « primitivisme » aujourd’hui

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