Samuel Keller : Foires et biennales, une compétition positive pour les artistes ?

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 9 juin 2000 - 1748 mots

Entré au service de la Foire de Bâle en 1992 comme responsable de la communication, Samuel Keller est depuis le 1er janvier le nouveau directeur de la manifestation. Âgé de trente-quatre ans, il avait auparavant suivi des études de philosophie, d’histoire de l’art et d’économie à l’université de Bâle. À l’occasion de la 31e édition d’Art Basel, il nous expose les orientations de la manifestation, détaille le nouveau secteur « Art Unlimited » et revient sur les relations entre la foire et sa ville.

Vous avez pris vos fonctions de directeur de la foire d’art contemporain de Bâle le 1er janvier 2000. Quelles sont vos priorités pour la manifestation ?
Ma priorité absolue est que la foire Art Basel reste le principal rendez-vous du monde de l’art à l’échelle internationale. Pour ce faire, il faut optimiser la plate-forme offerte, pas seulement d’exposition et de vente, mais aussi de communication. Il faut permettre aux marchands, collectionneurs, artistes, conservateurs et critiques de se rencontrer, de créer des réseaux. Un autre axe consiste à perfectionner les services offerts, pour les collectionneurs par exemple, services que l’on essaye maintenant de copier un peu partout : VIP, limousines, soirées… Il faut aussi optimiser les services pour les marchands et les artistes. Nous pouvons encore les améliorer et en créer de nouveaux. Nous allons mettre le catalogue sur l’Internet, organiser plus de visites guidées dans la foire et des rendez-vous avec des artistes.

Comment expliquez-vous le succès incontesté de cette foire par rapport à ses concurrentes ?
En anglais, je dirais : “We try harder.” C’est un ensemble de choses, mais nous avons toujours innové. Ce n’est pas parce que l’on a du succès que l’on s’arrête de travailler, au contraire. Chaque année, nous tentons d’améliorer les services, de voir ce que réalisent les artistes sur le marché de l’art et d’en tenir compte pour la Foire. Nous ne craignons pas de supprimer des choses, d’en réinventer, de prendre des risques. Nous collaborons activement avec le marché. Nous entretenons beaucoup de relations avec les marchands dans tous les pays. Nous leur rendons visite, nous leur demandons leurs besoins, considérons leurs expériences et regardons ce qu’ils proposent. Nous ne sommes pas arrogants et essayons de nous adapter à leurs vœux. Nous sommes aussi en relation avec des collectionneurs. Notre force vient également de notre indépendance. Nous avons la confiance de la Messe de Bâle, des marchands… Les gens nous suivent, ils sont prêts à investir. Pour finir, nous détenons un bon concept, qui concerne à la fois l’art moderne et contemporain. Nous avons aussi tiré des avantages du handicap d’être dans une petite ville. Il n’y a pas tellement de galeries ou de collectionneurs qui peuvent nourrir cette Foire, comme à Cologne par exemple. Art Basel ne peut pas survivre sans s’orienter vers l’international. Et c’est ainsi depuis trente ans.

Le nouveau secteur “Art Unlimited” fait l’économie de stands et se présente sous la forme d’une exposition. N’y a-t-il pas confusion des genres ?
Nous voulons créer une exposition-vente, un lieu différent. Art Basel offrira aux collectionneurs, aux artistes et aux marchands deux systèmes : le concept de foire – celui des stands –, dont on sait qu’il marche très bien ; à côté, un second, qui combine à la fois les meilleurs aspects de la foire et de l’exposition. Ce ne sont pas les mêmes formes artistiques d’un côté et de l’autre. De l’art contemporain, nous voulons montrer un maximum, et nous n’arrivons pas à le faire dans une logique de foire : les stands ne sont pas assez grands, les surfaces sont trop chères, les œuvres sont sonores, elles cohabitent difficilement… Le Vidéo Forum et le secteur de la sculpture nous ont donné une expérience que nous utilisons aujourd’hui. Nous nous sommes rapidement rendu compte avec la sculpture qu’un système de stands ne fonctionne pas. Il faut une infrastructure spécifique, et des personnes qui possèdent d’autres savoir-faire. Nous travaillons ainsi avec des conservateurs, des historiens d’art, qui préparent les dossiers et conseillent, mais le comité continue d’établir la sélection. Nous ne sommes pas dogmatiques. Nous voulons simplement proposer la meilleure offre aux collectionneurs. Nous bénéficions d’une nouvelle halle, et la Messe et l’UBS sont prêtes à investir dans un projet impliquant beaucoup d’art “très” contemporain ; elles ont cru en ce projet qui va consacrer l’avance de la Foire de Bâle sur d’autres événements. Ici, les frais ne sont pas couverts par les galeries qui ne payent que 20 000 francs français, mais cela leur donne l’occasion d’investir dans la production des œuvres et dans le transport. Nous verrons ainsi des pièces qui, à cause des contraintes financières, ne sont jamais montrées dans les foires. Notre ambition est de montrer les meilleures œuvres. Peu d’occasions permettent de les voir parce qu’elles sont souvent trop grandes ou trop compliquées pour être présentées en galerie ; même certains musées ne s’en occupent pas assez.

Avec “Art Unlimited”, Bâle ne veut-elle pas rivaliser avec les biennales d’art, comme celles de Venise ou de Lyon, dans lesquelles des ventes peuvent aussi se déclencher ?
Bâle et Venise ne sont pas des rivales. Nous sommes même des amies. Nous nous aidons, nous travaillons ensemble, nous coordonnons nos dates. Nous croyons qu’il est important pour le monde de l’art qu’il y ait de bonnes biennales. Maintenant, c’est vrai que s’instaure une concurrence ou un concours pour obtenir les meilleures œuvres. C’est une compétition très positive pour les artistes. Ils peuvent choisir entre deux excellentes plates-formes, et les collectionneurs ont souvent la possibilité de voir plusieurs œuvres des artistes. Même si, aujourd’hui, il existe une vingtaine de biennales dans le monde, nous recevons toujours trop de bonnes propositions par rapport à l’espace disponible à Bâle. Cela prouve la forte demande pour ce genre de plate-forme.

Justement, l’Art” se limite à 271 exposants. N’est-ce pas trop peu par rapport aux 800 candidats ?
Pour faire “Art Unlimited”, nous intégrons deux secteurs : le Vidéo Forum et le secteur de la sculpture. En définitive, nous n’avons pas agrandi la surface de manière significative. Il est vrai que nous continuons de refuser trois fois plus de galeries que nous n’en acceptons, mais nous ne voulons pas nous étendre. Nous sommes déjà la plus grande foire d’art du monde ! En tant qu’entrepreneur, accueillir plus de galeries entraînerait une augmentation de nos recettes, mais nous sommes prêts à renoncer à des revenus considérables en faveur de la qualité. Nous organisons la Foire pour les collectionneurs. Si la manifestation est trop grande, les visiteurs se plaindront de ne pas avoir tout vu, et les galeries risquent de ne pas recevoir la visite de leurs clients. Nous pensons que nous avons déjà choisi les meilleures galeries, et peu de bons artistes ne sont pas déjà présents. Nous voulons augmenter le niveau de qualité, non la surface ni le nombre de participants.

La Foire de Bâle est souvent considérée comme la seule véritablement internationale. Pourtant, elle accueille encore des stands de galeries locales – de Bâle et de sa région – qui ne sont pas toujours au niveau. N’y a-t-il pas une contradiction ?
La Foire de Bâle est celle qui présente le moins de marchands de sa propre ville. Ces huit stands sont nécessaires pour resserrer les liens avec la cité, et tous les autres participants en profitent. Ces galeries fournissent une clientèle, sans affecter la qualité globale de la manifestation. Nous sommes déjà de ce point de vue les plus stricts. La ville vit avec cette Foire, et c’est aussi grâce à ces galeries.

Le secteur des jeunes artistes “Statements” n’accueillait aucun artiste français l’année dernière. Cette année, il n’y a aucune galerie française alors que seront présentes cinq galeries américaines, sept allemandes ou trois autrichiennes. Est-ce à dire que les Français ne sont pas au niveau ?
Ils sont absolument au niveau et il existe d’excellents jeunes artistes français. D’abord, les premières années, les Français ont été très présents dans les “Statements”, avec Pierre Huyghe, Pierrick Sorin, Jean-Luc Mylaine, Gilles Barbier et bien d’autres. Les galeries françaises font aujourd’hui moins de demandes que les allemandes, anglaises, américaines ou japonaises. Je pense qu’elles ne se rendent pas vraiment compte du potentiel de ce secteur. Et puis, même si les artistes sont intéressants, le comité constate que certains dossiers n’ont pas été très bien préparés. Des galeries françaises réalisent d’énormes efforts pour monter de bons stands à Bâle, mais d’autres manquent encore de professionnalisme et d’expérience pour présenter leur programme à un niveau international. Le comité choisit aussi des projets qui requièrent un tel lieu, et exclut de simples accrochages, par exemple de photographies, que l’on peut montrer dans n’importe quel stand.

Certains pensaient que la “Liste”, la Foire réservée à la jeune création, ne serait qu’une foire temporaire, surtout après que l’“Art” eut intégré un certain nombre de ses exposants. Elle fête cette année son cinquième anniversaire. Quelles sont les relations entre les deux foires ?
Nos relations sont excellentes. Si la “Liste” n’existait pas, il faudrait l’inventer parce qu’elle est complémentaire de l’“Art”. Elle donne leur chance à de jeunes galeries, et la sélection des participants est bonne. Cette foire correspond seulement à un autre niveau. Elle connaît une atmosphère différente et se déroule le soir. Peter Blauer, son directeur, et moi-même entretenons de bonnes relations et, à Bâle, nous entreprenons des choses ensemble.

Beaucoup d’étrangers ont de Bâle la perception d’une petite ville tranquille où il ne se passe pas grand-chose et qui se réveille au moment de l’Art”. Depuis l’année dernière est organisé “Art Zappening”. La foire est-elle à l’origine de ces animations ?
Oui, la Foire est à l’origine de ces événements avec l’aide de la ville et des institutions culturelles. Il y a quelques années, très peu de réceptions étaient organisées ; il fallait encore se battre pour qu’il y ait de bonnes expositions et que les musées soient ouverts. Une nouvelle génération, travaillant au sein des musées et pour la ville, comprend aujourd’hui que la Foire constitue une opportunité extraordinaire pour Bâle. Cette année, tous les lieux d’exposition proposent des réceptions, et une vingtaine d’institutions culturelles vont participer à “Art Zappening”. Les musées seront même ouverts jusqu’à deux heures du matin. Les invités de la Foire pourront ainsi découvrir tout ce que Bâle a à offrir. D’un autre côté, cette opération crée des liens entre les institutions, un réseau qui permet d’organiser d’autres projets bilatéraux au cours de l’année. Et je suis très fier que la Foire puisse ainsi aider à développer les choses dans ce sens.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°107 du 9 juin 2000, avec le titre suivant : Samuel Keller : Foires et biennales, une compétition positive pour les artistes ?

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