Germain Viatte, qui a conçu le projet muséologique du Musée du quai Branly, revient sur les débats qui ont animé l’institution en gestation et explique les parti pris finalement adoptés.
Conservateur général du patrimoine, Germain Viatte a été nommé directeur du projet muséologique du Musée du quai Branly en 1997 et assume depuis juillet 2005 la fonction de conseiller responsable de la muséographie auprès de Stéphane Martin, président de l’établissement public. Rompu aux arcanes des musées, il a participé à l’aventure de la création du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, avant d’y occuper un poste de conservateur puis de directeur du Musée national d’art moderne /Centre de création industrielle (1992-1997). Auparavant, il a aussi œuvré à la création du Musée des arts africains, océaniens et améridiens de Marseille.
Le Musée du Quai Branly a d’abord été appelé « Musée des arts premiers », puis « Musée de l’Homme, des arts et des civilisations » et enfin « Musée des arts et des civilisations », pour finir avec une appellation qui n’a plus aucune signification du point de vue de son contenu. Comment expliquez-vous cette évolution sémantique ?
Il y a toujours mille objections à une dénomination. Les premiers termes utilisés montraient à quel point il est difficile de donner un aperçu global de cette institution dont le champ est universel et qui, chronologiquement, va de la préhistoire jusqu’à aujourd’hui. Le titre « Musée de l’Homme, des arts et des civilisations » était pour sa part lié à l’incertitude de l’avenir du Musée de l’Homme. Le choix s’est finalement porté sur le nom de « Musée du quai Branly », même si l’expression « Musée des arts et des civilisations » reste comme un sous-titre. Ce que l’on peut regretter, c’est que ce titre final soit un peu compliqué sur le plan de sa traduction et qu’il ne soit qu’une adresse. Mais je ne crois pas que ce soit un obstacle.
Cela signifie-t-il que l’expression « arts premiers » est désormais obsolète ?
Cette question faisait partie du débat d’origine. Le terme « arts premiers » a été adopté par beaucoup de gens, qu’il s’agisse des collectionneurs et du marché de l’art ou des médias. Mais, en tant que définition globale, le terme a été immédiatement récusé par les spécialistes. Historiquement, ce n’était pas le premier. Le mot « primitif » n’avait pas de connotation négative lorsqu’il a été utilisé pour la première fois, puisqu’il désignait les arts qui échappaient aux règles de l’académisme, qu’il s’agisse des primitifs italiens, français, ou extra-européens. C’est dans le contexte du colonialisme que l’expression a pris une connotation désagréable.
L’expression « arts premiers » a été employée par le sociologue Marcel Mauss, mais c’est Claude Roy [poète et romancier] qui l’a utilisée dans les années 1950 pour le titre de l’un de ses livres. [Le collectionneur] Jacques Kerchache a dû s’en servir à son tour lors de sa campagne pour l’introduction de ces arts au sein du Musée du Louvre. Mais elle n’a jamais été utilisée sur un plan institutionnel. Beaucoup de gens considèrent que l’on ne peut pas utiliser les mêmes termes pour les arts à la fois occidentaux et non occidentaux. Je ne vois pas très bien pourquoi. On a souvent l’impression que les gens qui argumentent en ce sens pensent qu’il existe une différence entre ces arts. Or la grande homogénéité de l’art occidental est une fiction. La sensibilité artistique, l’invention plastique et les solutions technologiques existent de manière incontestable dans toutes les productions de l’humanité, et ce depuis la préhistoire. Il s’agit là d’un faux débat.
Quel a été votre parti pris muséologique ?
Le premier parti pris a été de considérer la collection. Nous avions d’un côté environ 25 000 œuvres provenant du Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie et, de l’autre, la collection du département d’ethnographie du Musée de l’Homme, comprenant 270 000 objets, placée sous la tutelle de l’Éducation nationale. Or, de l’avis de tous, sauf peut-être de ceux qui en avaient la charge directe, cette dernière était inaccessible, mal gérée, et menacée physiquement par toutes sortes d’infestations. Le Musée de l’Homme était un musée en grande difficulté. C’était le premier constat.
Un musée, c’est aussi son public. Il faut donc savoir quels outils mettre en place pour s’adresser aussi bien aux chercheurs qu’aux simples badauds, pour rendre les collections accessibles et intelligibles et permettre des modalités de transmission différenciées. Cela va du permanent au temporaire, de l’événement à l’animation, de la recherche à l’art contemporain. L’existence de deux tutelles marquait toutefois deux types de regard. Or, quand on examine la collection, on s’aperçoit que les disciplines concernées ne se réduisent pas à l’ethnographie ou à l’anthropologie, mais qu’elles concernent aussi l’archéologie et l’histoire proprement dite. L’un des défauts de l’ethnologie a été de considérer pendant longtemps que les arts non occidentaux étaient le produit de sociétés sans évolution. Tout cela est absolument faux, mais cette histoire reste à faire.
Comment avez-vous procédé pour l’élaboration de ce projet muséologique ?
Pour ma part, je suis allé prendre la mesure des choses en Europe et dans le monde. J’ai alors compris que la crise des musées d’ethnographie n’était pas spécifique à la France et que les autres musées européens subissaient une crise d’identité similaire, liée à la post-décolonisation. Aux États-Unis et au Canada, ces établissements sont quant à eux liés à une prise de conscience récente des peuples des « premières nations ». Enfin, hors de l’aire occidentale, ce type de musée a souvent été l’instrument de la mise en place de nations autonomes indépendantes et désireuses d’affirmer une identité nationale. Parallèlement à cette enquête, nous avons constitué des groupes de travail qui nous ont permis de consulter les responsables de collections et d’interroger des personnalités scientifiques et non scientifiques. Dans le même temps, il a fallu mener un chantier sur les collections. On nous annonçait 500 000 objets ; il en existait en réalité 300 000, autant de pièces qu’il a fallu traiter.
Il semble que vous ayez souhaité dépasser le clivage entre approche purement esthétique et vision ethnographique. Peut-on considérer que le Musée du quai Branly correspond à l’évolution logique des musées traditionnels d’ethnographie issus de l’histoire coloniale ?
Je crois qu’on peut le dire, même si la démarche est assez classique : donner à voir les œuvres dans de bonnes conditions, en les débarrassant du fatras qui les accompagne traditionnellement dans les musées d’ethnographie, lesquels privilégient l’idée de reconstitution, au point, parfois, d’en devenir puérils. Il fallait donc rétablir cette dimension de respect. Il fallait aussi livrer une information sérieuse et abondante, sans qu’elle vienne se substituer à la primauté du regard. Enfin, la multiplication des activités scientifiques, l’action culturelle et la présence des artistes contemporains constituent une diversité nouvelle. Celle-ci signifie que, par rapport au passé, le musée n’est plus l’expression d’une discipline ou d’un groupe de chercheurs orientés dans une perspective unique, mais qu’il est un lieu d’interrogation, un instrument démocratique de connaissance qui permet des approches multiples. Il s’agit là d’un pas en avant.
Cette vocation de « Cité cuturelle » ouverte aux artistes contemporains est-elle une manière d’affirmer l’existence du statut de l’artiste dans ces civilisations ?
Je crois que cela signifie deux choses. D’une part, l’histoire ne s’est pas arrêtée et la relation avec les pays d’origine des collections traditionnelles se poursuit avec des acteurs contemporains, qu’il s’agisse de partenaires institutionnels ou de créatifs. Par ailleurs, l’apparition de la notion d’individu créateur est l’une des évolutions qui se sont manifestées depuis une vingtaine d’années. L’ethnologie avait auparavant tendance à considérer que l’ethnie produisait un style, qui était lui-même le fruit d’obligations en termes de rituels. L’individu n’y avait aucun rôle à jouer. Or, désormais, on sait qu’il existait des artistes qui jouissaient d’une renommée locale et qui circulaient parfois entre les ethnies. C’est un peu la même démarche que celle de l’historien Bernard Berenson avec les primitifs italiens : essayer d’établir des relations entre un corpus d’œuvres et des noms d’artistes, à cette différence près qu’il n’existe pas d’archives écrites pour ces civilisations. La tradition orale nous a cependant transmis des listes.
L’ouverture du pavillon des Sessions, au Louvre, en 2000, a constitué une tête de pont du projet. Elle a aussi relevé d’un parti pris qui était celui de l’anthologie de chefs-d’œuvre. Quel va être désormais son rôle ?
Le pavillon des Sessions, que nous gérons, demeurera en l’état. Il a un double rôle. Il relève, d’une part, d’un changement dans la politique du musée. Henri Loyrette, président-directeur du musée, en a conscience, et la dimension nouvelle qu’il entend donner aux arts de l’Islam va dans le même sens. Par ailleurs, nous avons continué à affecter des chefs-d’œuvre de nos nouvelles acquisitions à cette antenne, car, pour nous, elle reste une sorte de représentation diplomatique à l’extérieur. Son rôle de manifeste n’a pas encore perdu de son sens.
Vous évoquez la question des rapports internationaux. Pensez-vous que le musée aura un impact dans les pays dont vous évoquez la culture ?
La situation est totalement différente selon les continents. L’Asie et les Amériques sont déjà dotées de musées très organisés. La situation est différente pour l’Océanie et surtout pour l’Afrique. Notre responsabilité sera de savoir dialoguer, tout en mesurant que l’écart est parfois gigantesque. Cette différence n’est toutefois pas nécessairement un handicap. Je suis favorable à des partenariats très ciblés sur des actions précises, loin du traditionnel face-à-face entre ancien colonisateur et ancien colonisé. Cette dimension internationale est fondamentale.
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Germain Viatte : « Le musée est un lieu d’interrogation »
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°240 du 23 juin 2006, avec le titre suivant : Germain Viatte : « Le musée est un lieu d’interrogation »