William Klein présente à la Maison européenne de la Photographie son premier travail photographique, le New York de 1954-1955, par lequel il engageait assez rudement une rupture avec l’anecdotisme de la profession et un bras de fer critique avec son pays natal et sa société de nantis. L’événement de la rentrée n’est pas seulement la rétrospective de cet ensemble fondateur, mais aussi la relecture salutaire de ses choix de l’époque, que Klein assume dans un nouveau livre remanié.
En 1956, paraissait en Europe le livre sur New York au titre peu explicite mais ironique signé par William Klein, jeune Américain installé à Paris grâce aux bourses étudiantes de l’après-guerre. Les livres sur les villes abondaient depuis les années trente, mais celui-ci allait à l’encontre des habitudes de mise en page et de présentation en subvertissant l’esthétique par des doubles pages systématiques sans marges, des tirages charbonneux et hyper-contrastés, un rythme chahuté, plus proche du clignotement frénétique des néons que de la sagesse étale des médias européens ("immaculée, académique, assommante", dit Klein).
Arrivé à Paris en 1948, à vingt ans, il se prépare à devenir peintre et se forge une conscience artistique autour de Léger et de l’abstraction. Pourtant, c’est à son retour à New York qu’il devient non seulement photographe mais novateur hardi, parce qu’il ne songe qu’à transgresser des règles que du reste il n’a pas apprises. Léger voulait que l’art descende dans la rue – les affiches seraient nos fresques Renaissance –, William Klein parcourt la ville de sa jeunesse à la recherche de condensés visuels de la société américaine ("un panorama de la vie américaine dans une seule photo"). Avec un grand angle, il shoote les visages en gros plan, sans toujours regarder dans le viseur ; il s’accorde de longues poses là où il y a très peu de lumière, découvre sans tabou les incroyables hasards du bougé, honni par ses collègues. À propos des deux visages d’enfants de Danse à Brooklyn : "C’est seulement le lendemain que j’ai vu ce que pouvait donner le bougé ; à partir de ce moment-là, j’ai compris". C’est la rue qui décide, qui propose, et l’on doit accepter ce que livre l’appareil, sans rien rejeter par a priori de construction ou de netteté – voilà la leçon que Klein tire de sa rue à lui. On doit accepter la sous-exposition du Bal au Waldorf, l’homme qui semble fumer trois cigarettes, le visage de femme grignoté par l’ombre ; et Klein en rajoute au tirage ("faire baver les noirs sur les blancs" en changeant la mise au point de l’agrandisseur).
À cette description cataclysmique, que Klein encourage volontiers par ses commentaires, on pourrait imaginer une gratuité destructrice. Il y a en fait une réaction très lucide au choc du retour à New York après un séjour prolongé à Paris. C’est la ville qui est en cause ("un repaire miteux, corrompu, inconfortable, le cœur même de toute l’angoisse du monde"), et derrière elle, une société américaine qui va imposer sa culture. Seul l’enfant du pays peut faire payer leur orgueil et leur présomption à ses compatriotes : "Je trouvais drôle de traiter les New-Yorkais, qui se croient les maîtres du monde, comme des Dogons envahis par des anthropologues colonialistes". Cette analyse quelque peu cynique passe par le filtre d’une photographie dérangeante, non conforme aux canons, excessive, inacceptable aux yeux des professionnels ; comme un reniement vengeur de la bonne photographie que Klein connaissait depuis sa fréquentation du MoMa, à travers Lange ou Sheeler. Ce n’est pas un iconoclaste inconscient qui agit contre lui-même, mais un artiste qui retravaille volontairement sa matière et son matériau, en expérimentant (et il faut bien admettre qu’il n’est pas le seul, de Model et Callahan à Frank, à rejouer le geste Dada ou la pragmatique lumineuse de Moholy, mais il est peut-être le plus "enragé").
À l’opposé du photojournalisme – le bon goût et la lisibilité, l’anecdote et la bienveillance, la neutralité et l’équilibre, toutes notions qu’il rejette –, l’ambition de Klein en 1954 est au moins claire : faire un livre qui soit à l’image des sensations provoquées par une telle ville, débordante de messages contradictoires reçus "en pleine tronche", sans égards pour l’ego du citoyen ; c’est ce que traduit la typographie, l’impression de close-up et de zoom répétés, la conjonction de grands formats, de détails agrandis et de séries issus des planches-contacts. Le livre ne paraîtra jamais aux États-Unis. L’exposition de cette année fait suite à une nouvelle publication par Marval du livre de 1956, très remanié et rechahuté, avec un tiers de photographies inédites par rapport à l’original. Il comprend des tirages de grand format que Klein affectionne depuis une dizaine d’années, beaucoup d’inédits, et des tirages originaux de 1956 préparés pour le livre. En somme, il ne craint pas de se montrer en train de faire de la photographie, que ce soit à la prise de vue ou au tirage – qui parfois tient du bidouillage, tout le monde le sait –, au lieu de se cacher derrière une sainte méthode ou un oukase esthétique (l’image cadrée dans l’instant, ce qu’il appelle "le vœu pieu zen de Cartier-Bresson").
Et puisque relecture il y a, il ne craint pas non plus de reconnaître qu’elle est insufflée par le public, pour ne pas dire par l’histoire, par la reconnaisance de la validité de toutes les pratiques : ses agrandissements de détails bougés, ses décadrages et recoupes intempestives témoignent de ce que le "raté" fait aussi partie de la vraie photo. Alors qu’on attendait de lui un photojournalisme de type Magnum, Klein s’intéressait à cet irrespect des normes qui est le fait de l’amateur innocent. Il est regrettable qu’on en rajoute en faisant de Klein, quarante ans à l’avance, un "artiste qui se sert de la photographie" (le poncif de notre fin de siècle). Point n’est besoin de cette paternité saugrenue pour reconnaître le décalage et la pertinence de la démarche, et du personnage.
WILLIAM KLEIN, NEW YORK, 1954-1955, jusqu’au 17 novembre, Maison européenne de la Photographie, 5/7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tlj sauf lundi, mardi et jours fériés, 11h-20h. Une programmation complète des films réalisés par William Klein est assurée à la MEP (voir en particulier Broadway by Light, 1959, qui donne une suite cinématographique aux photographies de 1954-1955). Le catalogue est constitué par une édition brochée du livre récemment publié par Marval (255 p., 270 F).
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William Klein revisite son New York
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°29 du 1 octobre 1996, avec le titre suivant : William Klein revisite son New York