PARIS
Avec « Arabofuturs », l’Institut du monde arabe explore le regard des artistes arabes ou issus des diasporas sur les enjeux du monde d’aujourd’hui à travers une esthétique très « science-fiction ».
Paris. En dehors de quelques spécialistes, le futurisme arabe est quasiment inconnu en Europe, contrairement à l’afro-futurisme qui connaît un regain d’intérêt (le terme « futurisme » n’a ici aucun lien avec le futurisme italien des années 1910-1920). Les commissaires de l’exposition « Arabofuturs », présentée à l’Institut du monde arabe (IMA) et réunissant 18 artistes, entendent donner une place dans l’histoire de l’art contemporain à ce mouvement qui n’en est pas un. En effet, « il ne s’agit pas d’exposer un mouvement artistique structuré, mais des réflexions communes et des territoires narratifs », expliquent Élodie Bouffard et Nawel Dehina. Il n’y a pas de mouvement futuriste arabe constitué, mais une galaxie d’artistes intéressés par les enjeux technologiques ou écologiques et leur impact sur l’humanité. L’exposition ne cherche donc pas à « établir des filiations », précise Élodie Bouffard, d’autant que plusieurs artistes travaillent en solo : ni école artistique ni collectif intellectuel, le futurisme arabe tel qu’il est présenté ici s’apparente plus à une tendance en évolution constante.
Le début du parcours tente pourtant de retracer une origine et remonte jusqu’au « Gulf Futurism », apparu aux alentours de 2010 dans le travail de Sophia Al-Maria et Fatima Al-Qadiri au Qatar [voir ill.]. Ce futurisme se caractérise par une réflexion désabusée sur l’urbanisme galopant des pays du golfe Persique, et sur le rôle de l’art dans un avenir ultra-technologique. Une vidéo de Sophia Al-Maria réalisée par drone explore ainsi les couloirs des centres commerciaux immaculés omniprésents au Qatar et dans les Émirats, créant une atmosphère angoissante où l’humain semble contraint dans ses déplacements. Une série de photographies des deux artistes dans ces mêmes centres commerciaux renforce la sensation d’isolement. Présentée en contrepoint, Zahrah Al-Ghamdi travaille sur les matériaux de l’artisanat saoudien (cuir, argile, pigments végétaux) pour créer des architectures fantasmées telles des « mémoires incarnées » selon l’artiste : ses structures inspirées de l’habitat des zones désertiques évoquent des décors de cinéma (Star Wars ou Dune). Cette première étape du futurisme n’inspire pas vraiment les autres artistes exposés, même si, selon Élodie Bouffard, « ils et elles connaissent le Gulf Futurism ». Il est probable que ce futurisme ait été perçu comme trop local par des artistes marocains, algériens ou issus de la diaspora : cependant l’exposition n’apporte pas vraiment d’éclaircissement sur ce point.
Le parcours ne permet pas toujours de saisir ce qui est spécifiquement « arabe » dans ces futurismes, même si certaines œuvres abordent des questions sociologiques et esthétiques propres au monde arabe et à ses diasporas. C’est le cas de la vidéo de Sara Sadik sur la « Zetla Zone », une zone imaginaire en marge d’une banlieue française abandonnée : des images de synthèse offrent une présentation technique de cette zone avec ses infrastructures reconstruites, une oasis et ses palmiers et un écosystème propre. Sadik travaille sur ce qu’elle nomme le « beurcore », soit les sous-cultures des banlieues peuplées d’enfants de l’immigration maghrébine. De même le jeu vidéo de Mounir Ayache sur les voyages de Léon l’Africain (XVIe siècle) s’approche-t-il de ce que pourrait être une science-fiction arabe. L’artiste, ancien pensionnaire de la Villa Médicis, propose un voyage dans le futur inspiré de l’autobiographie de Hassan Al-Wazzan devenu « Léon l’Africain » après sa conversion au christianisme : le joueur peut progresser dans différents lieux (désert, vaisseaux spatiaux) à l’esthétique arabo-islamique évidente. Mounir Ayache explique avoir puisé dans « les décors de façades arabes, l’art équestre et les zellijes (décors de mosaïques) » pour construire l’identité visuelle du jeu. Les intérieurs des vaisseaux comme les accessoires du héros arborent des motifs géométriques et des calligraphies que le visiteur identifie comme arabes. Mounir Ayache, qui travaille avec des partenaires français, dit vouloir se détacher de « la science-fiction anglo-saxonne assez pessimiste » et démontrer que le monde arabe peut produire des jeux vidéo sous une identité propre.
L’exposition comporte en outre une œuvre majeure de Larissa Sansour, le moyen-métrage In the future, they ate from the finest porcelain [voir ill.], qui se révèle être d’une pertinence aiguë au vu de la situation au Proche-Orient. L’artiste palestinienne imagine un avenir post-technologique où des Palestiniennes enterrent des porcelaines à motif de keffieh (coiffe traditionnelle masculine du Moyen-Orient devenue symbole de la lutte des Palestiniens). Les personnages justifient cette action absurde en expliquant que, lorsque ces porcelaines seront découvertes, elles prouveront que les Palestiniens vivaient légitimement à cet endroit… Les dialogues font écho à la question du territoire, en assimilant l’archéologie à « un champ de bataille » et en affirmant que « le mythe crée l’identification » à une terre. Cette vidéo de 2016 prend donc une dimension visionnaire. Elle dialogue avec l’installation plus classique d’Aïcha Snoussi sur « les archéologies fictionnelles », selon les termes d’Élodie Bouffard, soit un faux rouleau calligraphié et des ossements animaux : c’est l’interprétation du passé arabe et sa place dans un récit futur qui sont ici explorées.
Le parcours se conclut par des œuvres moins marquantes bien que dotées d’une certaine sensibilité, telles les belles céramiques organiques de Souraya Haddad Credoz, qui évoquent des champignons mutants aux couleurs éclatantes. Les commissaires ont voulu inclure tous les supports dans l’exposition et ne pas se limiter « aux écrans et aux images en 3D ». Cette dernière partie présente effectivement des dessins, des peintures, de la céramique et des sculptures en cuir moulé ; mais, des créatures hybrides (Tarek Lakhrissi) aux excroissances végétales (Zahrah Al-Ghamdi), cet univers tient plus de la pop culture mondialisée (angoisse écologique, manipulations génétiques) que d’un futurisme arabe. L’exposition est pensée pour inciter à poursuivre les recherches en France sur les futurismes du monde arabe : malgré des lacunes, le pari est en grande partie tenu, d’autant qu’un catalogue permet d’approfondir utilement la réflexion sur le sujet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°633 du 10 mai 2024, avec le titre suivant : Voyage dans l’imaginaire futuriste arabe