PARIS
Le Musée d’art moderne de Paris propose une lecture politique de la création d’artistes arabes passés par la capitale au XXe siècle, au risque de diluer les enjeux artistiques.
Paris. Le titre de l’exposition est clair : « Présences arabes, art moderne et décolonisation. Paris 1908-1988 ». Il indique une volonté de relire l’art arabe moderne à travers le prisme de l’histoire politique. Les trois commissaires, Odile Burluraux, Morad Montazami et Madeleine de Colnet, estiment en effet qu’une exposition ne peut pas « dissocier histoire de l’art et histoire politique », un parti pris qui se double d’une volonté d’exposer des œuvres rarement montrées. Œuvres d’art et archives s’entremêlent dans un parcours qui met en lumière la centralité de Paris dans la vie des artistes arabes, sous l’angle de leurs engagements politiques (à gauche). Les cartels des œuvres restituent ainsi plus le contexte politique que l’évolution esthétique – sauf dans la première section.
Les tentatives des artistes égyptiens de se libérer de l’influence européenne dans les années 1920-1930 sont bien illustrées (Mahmoud Mokhtar, Georges Hanna Sabbagh) ainsi que le soutien dont ils ont bénéficié à Paris (par la galerie Bernheim-Jeune). Morad Montazami reconnaît une « ambiguïté » dans le parcours des artistes, car ces derniers ont été formés dans les écoles d’art coloniales dont ils contestent l’enseignement, tout en vivant à Paris où le colonialisme s’exprime publiquement. La Nahda arabe et le surréalisme égyptien reflètent ce tiraillement intellectuel des années 1920 à 1940, jusque dans les salons et expositions coloniales auxquels participaient les artistes arabes. Le rôle central des Beaux-Arts de Paris ressort aussi clairement à travers les œuvres des artistes irakiens dont Jewad Selim, fondateur du Groupe de Bagdad.
L’exposition prend une tournure encore plus politique avec les mouvements anticolonialistes, même si les enjeux de l’abstraction lettriste (hurufiyya) et du modernisme arabe sont évoqués : les œuvres servent-elles un propos d’histoire de l’art ou sont-elles un support à une histoire politique ? Les commissaires revendiquent les deux, mais précisent qu’il y a « beaucoup plus d’œuvres dans l’exposition que de documents d’archives ». Odile Burluraux ajoute qu’il est possible de visiter cette exposition « en se concentrant uniquement sur les œuvres d’art ». On note cependant une tendance à privilégier l’aspect documentaire des œuvres, comme le tableau d’André Fougeron (1954) représentant des ouvriers « nord-africains » dans un bidonville. De même, les portraits d’artistes réalisés par la photographe Ida Kar à Paris ont le statut de document et non d’œuvre d’art.
Avec le mouvement indépendantiste algérien, l’exposition mêle art et politique par des œuvres d’artistes français engagés à gauche (Jean de Maisonseul, Jean Sénac) et des photographies d’archives de Mohamed Kouaci, objets d’une redécouverte récente. Cette section comporte deux murs d’affiches politiques créées par des artistes arabes en France. Morad Montazami considère que l’affiche dans les années 1960 et 1970 est « un médium politico-artistique » qui prend tout son sens « dans le contexte du tiers-mondisme ». Qu’il s’agisse de défendre le FLN, l’OLP ou les travailleurs immigrés, ces affiches témoignent des activités militantes des artistes arabes à Paris, y compris en mai 1968 (Farid Belkahia, Rachid Koraïchi). L’accumulation d’affiches et de tracts montre cependant plus les affinités politiques que la production artistique proprement dite.
La salle suivante consacrée à la guerre du Liban et à « l’apocalypse arabe » de 1967 (selon le titre de l’œuvre poétique d’Etel Adnan) équilibre œuvres et documents avec, entre autres, des photographies de Fouad Elkoury prises au Liban dans les années 1980 et plusieurs leporellos d’Etel Adnan : Paris apparaît ici en filigrane dans les trajectoires personnelles.
L’exposition met en valeur certaines trajectoires d’artistes dont celle du Syrien Youssef Abdelké arrivé en France dans les années 1980 : dessins, films d’archives et lettres échangées avec sa compagne Hala Abdallah témoignent des difficultés de l’exil.
Le ton est différent à la fin de l’exposition en revenant sur le Musée d’art moderne de la Ville de Paris lui-même qui, dans les années 1970-1980, a exposé de nombreux artistes issus de l’immigration ou exilés, notamment des Irakiens en 1976. Des vidéos de chansons de Rachid Taha (du groupe Carte de séjour) ponctuent cette fin de parcours un peu décousue qui privilégie histoire sociale et politique (la « marche des beurs » de 1983). Pour les commissaires, malgré « un accrochage muséal classique, l’exposition présente aussi des extraits de bandes dessinées et des clips de Rachid Taha côte à côte avec une œuvre de Gouider Triki »– un dialogue inédit.
Si l’exposition commence en 1908 avec la création des Beaux-Arts du Caire, elle se referme juste avant la guerre du Golfe de 1991, soit un événement géopolitique : il ne s’agit donc plus ici d’histoire de l’art. Malgré des choix discutables, cette exposition foisonnante redonne vie aux réseaux artistiques arabes et à leurs soutiens parisiens, grâce notamment à des archives de collections privées rarement exposées.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°632 du 26 avril 2024, avec le titre suivant : À l’expo « Présences arabes », la politique prend le pas sur l’art