En mettant en évidence le travail des artistes noirs en France entre 1950 et 2000, le Centre Pompidou soulève en creux la question d’un art contemporain africain.
Paris. Pour un historien de l’art formé dans une université française des années 1970 ou 1980, l’exposition proposée par le Centre Pompidou représente un défi intellectuel considérable. D’abord, parce qu’il a fallu attendre la fin du XXe siècle pour que les postcolonialstudies, venues du monde anglo-saxon, s’imposent dans le champ universitaire français. C’est aussi un défi visuel : la plupart des artistes africains, afro-américains, latino-américains et caribéens exposés au Centre Pompidou, bien qu’ayant marqué la vie culturelle parisienne, restent largement méconnus en France. Certes, quelques exceptions existent – Hervé Télémaque, Wifredo Lam, Ousmane Sow, Barthélémy Toguo –, mais elles ne suffisent pas à compenser une absence prolongée. Le mérite de cette exposition est justement de donner enfin une visibilité à des artistes souvent tenus à l’écart. Ainsi, en parcourant cette présentation riche et variée, on découvre une autre histoire de l’art, qui ne suit pas le récit triomphant des avant-gardes occidentales. Une histoire complexe, façonnée par les déplacements, les exils, les acculturations, les hybridations, les révoltes et les mémoires blessées.
Une question se pose alors : existe-t-il une « africanité » dans l’art ? Subsidiairement, cette tendance a-t-elle été perceptible à Paris durant la seconde moitié du XXe siècle, entre la création de la revue Présence Africaine et la publication de Revue Noire ? Il est difficile d’apporter une réponse tranchée, tant les origines et les parcours des artistes sont divers. Leur rapport à l’art contemporain dit « universel », reconnu par les institutions et le marché, varie également. Toutefois, l’exposition met en lumière des liens profonds entre ces artistes – des connexions parfois plus évidentes que la proximité formelle de leurs œuvres. L’importance accordée au cadre culturel en témoigne : dès l’entrée, le visiteur est confronté à un immense panneau de fac-similés de couvertures d’ouvrages consacrés à « l’art nègre » et à la vie des Africains à Paris.
Au centre de cette iconostase, une photographie d’un congrès de 1956 rassemble les grandes figures intellectuelles et artistiques autour d’un concept cher à Édouard Glissant : « le Tout-Monde ». Cet espace mouvant est celui où les identités, les langues et les cultures se créolisent et se transforment. D’autres documents et témoignages jalonnent le parcours, illustrant le désir de tisser des liens entre ceux que l’Occident a longtemps relégués à la marge.
Cependant, la démonstration peine parfois à convaincre face aux œuvres elles-mêmes – principalement des toiles, mais aussi des sculptures et des installations. De fait, il est assez malaisé de percevoir ce qui ferait ici l’unité artistique. Certes, des pièces comme Africa Dances (1954) de Ben Enwonwu témoignent d’un dialogue entre tradition et modernité : « En fusionnant les symboles du passé et du présent, en privilégiant les silhouettes longilignes, l’artiste rend hommage au continent natal, qu’il associe à la figure de la femme noire ainsi qu’à la musique, la danse et la sculpture » (catalogue). Cette vision, toutefois, peut paraître stéréotypée et fortement fantasmée.
L’élégante scénographie s’organise en sections thématiques : « Paris comme école », « Surréalismes afro-atlantiques », « Jazz - Free Jazz », « Saut dans l’abstraction », « Nouvelles Abstractions »… Le chapitre sur le surréalisme d’après-guerre est sans doute le plus pertinent. Ce mouvement, avec son imaginaire poétique et ses symboles mythiques, a séduit de nombreux artistes passés par Paris. On y découvre, aux côtés des toiles imposantes de Wifredo Lam, qui entame un dialogue fascinant entre modernisme occidental et iconographie caribéenne, le travail magnifique d’Agustín Cárdenas, entre Giacometti et sculpture africaine (Couple antillais, 1957).
Ailleurs, la section « Luttes et réappropriation de la mémoire » met en regard les photographies des manifestations contre le colonialisme et la ségrégation avec l’image menaçante de K.K.K. (1979-1983) d’Henri Guédon. Dans Retour vers l’Afrique, les œuvres de Serge Hélénon, cofondateur de l’École négro-caraïbe à Abidjan, réinvestissent la tradition des matériaux de récupération (Personnage en tunique, 1974).
Fait notable, deux sections sont consacrées à l’abstraction, alors que domine la figuration. Face à ces toiles, souvent proches de l’abstraction lyrique ou gestuelle, le spectateur peut s’interroger : ces œuvres se distinguent-elles réellement des courants occidentaux ? Plus surprenant encore, les artistes exposés semblent totalement insensibles aux avant-gardes françaises telles que Support/Surface ou les Nouveaux Réalistes. S’agit-il d’un rejet ou d’une simple indifférence ?
En somme, l’exposition offre autant de découvertes que d’interrogations. Faut-il suivre Éva Barois de Caevel, commissaire associée, lorsqu’elle affirme que cette exposition ne repose ni sur la géographie ni sur la race, mais sur une « conscience noire », forgée par l’histoire de l’esclavage et l’expérience du racisme partagée par ces artistes ?
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°652 du 28 mars 2025, avec le titre suivant : Une « africanité » dans l’art, vraiment ?