GRENOBLE
Le Musée de Grenoble expose les œuvres sur papier des années 1970, alors que l’artiste américain trouve son vocabulaire entre scriptural et graphisme.
Grenoble (Isère). À la fois connu et méconnu en France, Cy Twombly (1928-2011) (*) reste le plus discret, voire le plus secret de la génération des « géants » de l’expressionnisme abstrait américain. Comme eux il pratique un corps-à-corps avec la toile – ou le papier –, mais il évite tout dramatisme bruyant. Entre griffonnage et graffiti, des lettres ou des signes sont dispersés sur toute la surface du support, où le « sol », semblable à une page d’écriture, reste le plus souvent inoccupé. La délicatesse qui émane de cette œuvre suspendue, flottante, ne tombe jamais dans la mièvrerie, car l’aspect sophistiqué et la finesse infinie des tracés n’excluent pas une certaine violence contenue ou transformée en énergie érotique.
En partie en raison des prix astronomiques des toiles, Guy Tosatto, directeur du lieu, a choisi de se limiter aux années 1973-1977. En tant que commissaire de l’exposition, associé à Sophie Bernard, chargée des collections modernes et contemporaines au musée grenoblois, et à Jonas Storsve, ancien conservateur au Centre Pompidou, Guy Tosatto estime que cette période, pendant laquelle Twombly cesse pratiquement de peindre pour se consacrer principalement au dessin sur papier, « favorise chez lui l’expérimentation et une forme de liberté d’expression qui rendent perceptibles […] ses processus de travail » (catalogue). Il n’en reste pas moins qu’une œuvre de grand format, qui permettrait de mesurer pleinement l’élan créateur de Twombly, aurait été la bienvenue.
Comme toujours à Grenoble, les panneaux de salles offrent au public des commentaires riches et précis. Un accompagnement indispensable, car l’œuvre de Twombly – qui a vécu à Rome – fait souvent référence à la culture gréco-latine (Homère, Virgile) ainsi qu’à des poètes tels que Mallarmé, Valéry ou Keats. Pour ce faire, l’artiste utilise une écriture graphique, des partitions aux notes flottantes ou une poésie hiéroglyphique. Les mots qui peuplent ses toiles, les titres des œuvres, semblent être des échos émotionnels, des éléments épars et allusifs tirés de sa mémoire.
Ces indications extra-picturales prennent des formes variées, allant d’inscriptions ténues sur une page de cahier collée sur papier à des lettres qui s’estompent progressivement ou à des mots qui s’effacent lentement. En d’autres termes, le style de Twombly échappe à la tradition occidentale qui a tracé une frontière nette entre l’écriture et l’image, entre le rationnel et le fabuleux, entre ce qui peut être nommé et l’indéfinissable. Avec cette imbrication de l’iconique et de la linguistique, la lettre renvoie à ses origines pictographiques et introduit les traces des impressions visuelles, recyclées par les souvenirs. Cette production plastique forme un langage constitué de signes plus ou moins opaques, qui résiste à la compréhension.
Moins convaincants sont les travaux où le nom du personnage, écrit avec des lettres fermes qui occupent toute la surface, laisse peu de place à l’imaginaire, comme dans « Cinq poètes grecs et un philosophe », un portfolio de sept lithographies exécutées en 1978.
Le parcours, chronologique, est articulé autour des cycles. Ainsi, « Dédicaces » (1973-1974) réunit des collages rendant hommage aux hommes de lettres Michel de Montaigne ou Rainer Maria Rilke, ainsi qu’à des peintres tels que Malevitch et Giacomo Balla. Dans un autre registre, avec « Histoire naturelle I » (1974), Twombly intervient sur des illustrations, principalement de champignons, en faisant référence à l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Ailleurs, « Captiva Island » (1974) est une île située dans le golfe du Mexique où l’artiste, travaillant aux côtés de son ami Robert Rauschenberg, réalise vingt-huit magnifiques collages de grand format représentant des feuilles stylisées. Une évocation des organes sexuels ? Peut-être. En réalité, ces tracés fugitifs sur des fonds crémeux, ces vagues qui sillonnent, s’élèvent ou s’étirent nous renseignent avant tout sur leur vulnérabilité. Quelques sculptures, le jardin secret de Twombly, complètent l’exposition.
(*) Contrairement à ce que nous avions écrit dans le JdA n°615, Cy Twombly est né en 1928 et non en 1929.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°615 du 7 juillet 2023, avec le titre suivant : Voir Twombly en dessin