Art ancien

Vermeer, déconstruire le mythe

Par Isabelle Manca · L'ŒIL

Le 17 février 2017 - 1805 mots

Longtemps absent des vies des peintres néerlandais, le « Sphinx de Delft » réapparaît dans les radars au XIXe siècle. Il a fallu dès lors reconstituer un corpus d’une trentaine d’œuvres et lui façonner une personnalité singulière pour enfin comprendre que son apparent amateurisme était une véritable stratégie.

Soulignant la proximité entre Johannes Vermeer (1632-1675) et ses pairs, l’exposition du Louvre devrait surprendre plus d’un visiteur. En effet, si cette lecture est communément admise par les spécialistes, elle sera certainement une révélation pour le grand public tant elle contrecarre les clichés sur ce génie prétendument isolé. De solides préjugés qui ont cours depuis un siècle et demi, quand l’artiste a été redécouvert après avoir sombré dans l’anonymat. Star planétaire, Vermeer était en effet un illustre inconnu jusqu’à son invention par Théophile Thoré-Bürger en 1866. Malgré la reconnaissance dont il jouit au moment de sa disparition, sa réputation s’évanouit rapidement. La faute à un corpus restreint qui, contrairement à celui des ténors de l’époque, n’a pas été diffusé par la gravure. Progressivement, son souvenir se dilue et certaines pièces majeures sont attribuées à d’autres mains, comme Van Mieris et de Hooch. Tant et si bien que, lorsque les premiers recueils de vies d’artistes sont publiés au XVIIIe siècle, il en est quasi absent.

La bible en la matière, Le Grand Théâtre des peintres néerlandais d’Arnold Houbraken, ne le cite ainsi qu’une seule fois, et presque incidemment, en évoquant un autre artiste ! En 1866, c’est la renaissance. Lors de ses voyages aux Pays-Bas et en Belgique, le critique français Thoré-Bürger s’enflamme pour des œuvres données à un obscur Jan Van der Meer de Delft : « Un original incomparable, un inconnu de génie. » Il rassemble les maigres informations dont on dispose alors et liste les rares œuvres qui lui sont attribuées. Rapidement, il pressent que son enquête va conduire « à la résurrection de ce maître énergique et singulier ».

De fait, ses recherches créent une onde de choc parmi les connaisseurs et les marchands, qui lui signalent des tableaux susceptibles d’appartenir à son corpus. Il collecte les informations et identifie plusieurs œuvres, dont une partie retoquée depuis par les chercheurs, en se basant notamment sur son rendu particulier de la couleur et de la lumière. Au terme de ses recherches, il publie la première étude sur l’artiste ainsi qu’un catalogue dans la Gazette des beaux-arts ; un texte à l’impact immédiat et durable. « C’est grâce à ces articles de Thoré-Bürger que la renommée de Vermeer devint internationale », note Albert Blankert, dans sa monographie. « Et que les prix de ses tableaux, dans les années qui suivirent, furent multipliés par quatorze. »

Alors que ces révélations mettent le monde de l’art en émoi, l’exposition organisée à Paris par Thoré-Bürger achève de consacrer l’artiste. C’est d’ailleurs dans le sillage de cette manifestation que le Louvre acquiert son premier Vermeer : La Dentellière. Depuis, le peintre ne cesse de fasciner et de déchaîner les passions. Autant que sa singularité esthétique, le mystère qui nimbe sa vie et son œuvre participe grandement à son succès. La nature ayant horreur du vide, les informations parcellaires concernant l’artiste ont en effet prêté le flanc à de nombreuses interprétations romancées et, très vite, l’artiste s’est imposé comme une référence populaire. Proust le propulse même auteur du « plus beau tableau du monde » et fait mourir le personnage de Bergotte devant le paysage La Vue de Delft.

Le Sphinx de Delft
Il faut dire que, en redécouvrant Vermeer, Thoré-Bürger a aussi façonné sa légende dorée. Celui qu’il décrit comme « le Sphinx de Delft » apparaît sous sa plume comme un génie méconnu, replié dans son superbe isolement et totalement étranger aux considérations esthétiques et matérielles de ses coreligionnaires. Cette vision, tributaire des mythes de l’artiste bohème en vogue au XIXe siècle, a durablement conditionné la réception de Vermeer. Malgré les études de Blankert qui mettent en évidence la parenté stylistique avec ses confrères et les travaux très pragmatiques de John Michael Montias sur son ancrage socio-économique, la dimension mythique perdure. Même le brillant Daniel Arasse s’abandonne à une lecture excessivement romantique. De manière anachronique, L’Ambition de Vermeer dépeint ainsi un peintre totalement désintéressé. Un créateur détaché des contingences financières et qui ne peint que pour l’amour de l’art en interrogeant la dimension conceptuelle de son activité. « Le système du vedettariat a joué et sa personnalité semble avoir écrasé les autres », estime Blaise Ducos, conservateur au Louvre et commissaire de l’exposition « Vermeer et les maîtres de la peinture de genre ». « Le phénomène de redécouverte ne reposait pas sur une mise en perspective au sein d’un réseau. Au contraire, il fallait extraire un opus, isoler une personnalité pour la constituer. »
 
Ainsi, plutôt que de rechercher des liens avec ses contemporains, l’accent a été mis sur son irréductible singularité. « Or, il y a beaucoup d’éléments dans sa peinture qui sont profondément de son époque et qui dérivent même du travail des autres. Y compris La Laitière, qui découle de La Cuisinière hollandaise de Dou. Vermeer est dans l’épuration, et à certains égards il vient après les autres ; il tire les enseignements et fait son miel de la création des autres. » Cette idée d’émulation n’a d’ailleurs rien d’atypique au Siècle d’or, elle est même un des fondements théoriques de la peinture à une époque où les artistes étaient incités à « butiner » chez leurs confrères.

Un redoutable stratège
L’aura incomparable dont bénéficie Vermeer ne se résume toutefois pas à une construction de son mythe a posteriori. Une des clefs de son pouvoir d’attraction pourrait être la stratégie que l’artiste a consciemment utilisée pour fabriquer sa propre gloire. Cette théorie est la thèse très convaincante développée par Jan Blanc, professeur d’histoire de l’art de la période moderne à l’université de Genève, dans une récente monographie. « En principe, tout peintre peint pour la gloire, pour la postérité, mais il est rare de trouver des artistes qui mettent autant en abyme au sein même de leurs œuvres ce désir de plaire, tant en s’inscrivant dans l’histoire de l’art, qu’en souscrivant à toutes les attentes du marché et du goût, et qu’en proposant un certain nombre d’objets qui vont attirer le regard et le désir du spectateur. »

À l’instar des grands artistes de son époque, Vermeer développe donc une stratégie froidement calculée pour faire carrière, voire assurer sa renommée par-delà les siècles. À l’époque, deux options s’offrent à un peintre : peindre vite et en quantité ou vendre sa production à un prix élevé. En s’assurant le soutien d’un important mécène, Vermeer s’inscrit dans cette seconde catégorie et la radicalise. On sait en effet que son mécène, Pieter Van Ruijven, a été le commanditaire des deux tiers des œuvres que l’on conserve de Vermeer. Un contrat d’exclusivité en quelque sorte, qui permettait à l’artiste de faire monter les prix et au commanditaire de s’assurer qu’il était le seul à disposer de ses œuvres. Sans doute les deux parties y voyaient-elles également une portée symbolique, car cette alliance réactivait la légende d’une relation privilégiée entre un peintre talentueux et un commanditaire prestigieux qui existe depuis l’Antiquité et qui fait florès dans les textes théoriques du XVIIe.

Vermeer se positionne résolument comme l’anti-Rembrandt, le créateur prolifique par excellence. Tandis qu’on connaît des centaines d’œuvres du virtuose amstellodamois, on ne conserve qu’une trentaine de tableaux du maître de Delft ! Or, on le sait, tout ce qui est rare est précieux. Par définition, les œuvres de Vermeer sont donc onéreuses, car elles possèdent un caractère exceptionnel, ce qui renforce l’aspect exclusif de posséder un de ses tableaux et la délectation que l’on éprouve à les contempler. Un constat encore valable aujourd’hui. Vermeer justifie sa faible production en mettant en évidence le fait qu’il travaille lentement. Ses œuvres, pour lesquelles il était vraisemblablement rétribué en fonction d’un taux horaire, doivent donc apparaître comme le fruit d’un travail lent et minutieux.

L’imagerie scientifique montre qu’il peint en prenant son temps, en appliquant de nombreuses couches de peinture et de glacis. Technique qui explique aussi l’atmosphère douce et fondue de ses toiles. « Vermeer essaie de rendre compte d’un tableau exécuté méticuleusement, proprement », avance Jan Blanc. « Il y a ce souci de l’exhibition du temps passé sur l’œuvre. » Cet éloge de la lenteur a aussi ses vertus. « Il a le temps de peindre, mais aussi de préparer, de concevoir ses œuvres. Il étudie longuement ses compositions, en utilisant des mannequins, des vêtements, en travaillant presque à la manière d’un scénographe. »

Le maître de l’énigme
Cette patiente maturation a une autre incidence. En retravaillant longuement ses compositions, Vermeer enlève presque systématiquement les motifs les plus univoques pour réaliser des œuvres ouvertes, où il reste toujours une part de mystère. En épurant ses compositions, au sujet assez similaire à ceux de ses confrères, il leur donne une coloration différente et un caractère plus polysémique. « L’analyse technique révèle qu’il a éliminé certains éléments picturaux – gestes ou objets – qui, par leur signification iconographique explicite, auraient permis de mieux comprendre la scène », précise Arthur K. Wheelock Jr. dans le catalogue de l’exposition du Louvre. « Au lieu de cela, il transmet un sens par une ambiance, qu’il souligne en affinant l’espace pictural occupé par le sujet. » Dans sa Jeune Fille assoupie, il supprime par exemple les éléments qui pourraient connoter la dimension amoureuse de la scène, notamment l’homme présent initialement dans l’embrasure de la porte. Ainsi, le récit reste ouvert et énigmatique. « Les énigmes font d’ailleurs partie d’un genre littéraire très populaire aux Pays-Bas au XVIIe siècle qui repose sur l’idée de proposer une question qui peut être résolue de plusieurs manières possibles », résume Jan Blanc. « Ce jeu d’esprit permet au peintre de mobiliser le spectateur, de l’inviter à participer à l’invention d’un sens commun ; ainsi, le spectateur ressent un plaisir supplémentaire, car il fait partie de l’œuvre. » Effet collatéral de cette neutralisation des motifs, les toiles de Vermeer nous apparaissent nettement moins inscrites dans la réalité du XVIIe siècle hollandais. Plus riches en éléments temporels, les tableaux de ses collègues ne possèdent pas la qualité intemporelle de ceux du maître de Delft. Enfin, la modernité de son œuvre réside sans doute dans un autre facteur, celui-ci indépendant de sa volonté. Son utilisation, quasi certaine, de la chambre noire pourrait en effet expliquer leur qualité préphotographique. Une caractéristique qui ne peut que faire vibrer notre corde sensible.

Biographie

1632 - Baptême de Johannes, fils de Reynier et de Digna Vermeer, le 31 octobre à Delft

1653 - Vermeer s’inscrit comme maître peintre à la guilde de Saint-Luc de Delft

1675 - Mort à Delft

1866 - W. Thoré- Bürger lui consacre une série d’articles dans la Gazette des beaux-arts

1921 - La Laitière, Vue de Delft et La Jeune Fille à la perle font partie de l’« Exposition hollandaise » au Musée du Jeu de paume

1935 - Le Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam consacre à Vermeer sa première exposition

2001 - Dernière rétrospective « Vermeer et l’école de Delft » à la National Gallery de Londres
 

« Vermeer et les maîtres de la peinture de genre », du 22 février au 22 mai 2017. Hall Napoléon, sous la pyramide, Musée du Louvre, Paris-1er. Tarif : 15 €. Ouvert : de 9 h à 18 h, fermé le mardi. Commissaires : Blaise Ducos, Adriaan E. Waiboer, Arthur K. Wheelock Jr. www.louvre.fr

John-Michael Montias, Albert Blankert, Gilles Aillaud, Vermeer, Hazan, 2017, 240 p., 49 €.

Jan Blanc, Vermeer. La fabrique de la gloire, Citadelles & Mazenod, 2016, 384 p., 189 €.
 

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°699 du 1 mars 2017, avec le titre suivant : Vermeer, déconstruire le mythe

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