UTECHT
Moins connus que leurs contemporains et voisins Frans Hals, Vermeer ou Rembrandt, les peintres d’Utrecht occupent le devant de la scène avec une passionnante exposition à la National Gallery de Londres baptisée « Les Maîtres de la lumière ».
Le XVIIe siècle fut déterminant dans l’histoire des Pays-Bas. C’est le moment où les Provinces Unies du Nord, majoritairement protestantes, s’émancipent de la tutelle espagnole pour se constituer en République. Pour la première fois, un pays européen connaît un surplus de richesses. C’est l’époque d’une efflorescence artistique exceptionnelle qui voit le nombre des peintres se multiplier pour répondre à la demande d’une partie de plus en plus large de la société. Un véritable commerce de l’art, au sens moderne du terme, se met en place, avec ses marchands et ses ventes aux enchères. Dans les principales villes, comme Leyde, Amsterdam, Haarlem, La Haye ou Delft, se développent des écoles picturales qui se spécialisent dans des genres particuliers : paysage, nature morte, scène de genre, portrait… Situé à une quarantaine de kilomètres au sud-est d’Amsterdam, à mi-chemin entre la mer du Nord et la frontière allemande, Utrecht se distingue nettement des autres centres artistiques du pays. Alors que la peinture néerlandaise, fidèle à l’esprit calviniste, s’adresse généralement à une clientèle bourgeoise et opte pour la description réaliste du monde quotidien, les peintres d’Utrecht accordent une plus grande place aux thèmes historiques, mythologiques ou religieux. Ceci s’explique par la présence dans la ville d’une aristocratie catholique qui, bien que minoritaire, reste influente sur le plan culturel et continue, quoiqu’avec discrétion, de pratiquer son culte. Par ailleurs, se maintient à Utrecht une habitude consistant pour les peintres à parfaire leur formation par un séjour à Rome où ils peuvent étudier les œuvres de l’Antiquité ou celles de la Renaissance. C’est ainsi qu’Utrecht se présente dans le paysage artistique néerlandais comme une enclave d’italianisme où se manifestent tour à tour deux courants stylistiques directement importés de Rome : le maniérisme et le caravagisme.
Le maniérisme, qui s’est répandu dans l’Europe du XVIe siècle de Prague à Fontainebleau, se reconnaît à ses compositions complexes, à son goût pour le raffinement des détails et à ses recherches d’élégance dans les attitudes et les proportions des personnages. Parmi les peintres d’Utrecht du début du xviie siècle, les deux principaux représentants de ce style sont Joachim Wtewael et Abraham Bloemaert. On leur doit des scènes tirées de l’histoire sainte ou de la mythologie qui, bien souvent, cherchent davantage à flatter le goût pour l’érotisme qu’à susciter la réflexion spirituelle.
Le deuxième courant stylistique qui imprime sa marque sur la peinture d’Utrecht est tout autre. Introduite par quatre peintres qui reviennent de Rome dans les années 1610 – Dirk Van Baburen, Hendrick Ter Brugghen, Gerard Van Honthorst et Jan Van Bijlert –, la leçon du Caravage bouleverse les règles de la peinture, substituant aux élégances contournées du maniérisme des effets dramatiques obtenus par des compositions denses et des oppositions violentes d’ombre et de lumière.
Malgré son impact, le caravagisme fut de courte durée à Utrecht. Dès 1630, avec la mort de Van Barburen et de Ter Brugghen, et avec le déclin économique de la ville elle-même, ce courant perd de sa vitalité. Néanmoins, on en reconnaîtra encore la descendance dans les clairs-obscurs du peintre hollandais le plus célèbre : Rembrandt.
Saint Sébastien soigné par Sainte Irène
Dans cette peinture, Hendrick Ter Brugghen, le plus important des caravagistes d’Utrecht, révolutionne le thème de saint Sébastien. L’histoire raconte que Sébastien, chef militaire romain, fut condamné par Dioclétien à être exécuté par ses propres archers pour s’être converti au christianisme, supplice auquel il devait miraculeusement survivre. Alors que le saint est traditionnellement représenté debout dans une attitude de souffrance héroïque, Ter Brugghen choisit de le montrer après son martyre, effondré et sans connaisssance, au moment où Irène, une Romaine elle aussi convertie à la nouvelle religion, vient le secourir. Accompagnée de sa servante qui s’affaire à dénouer les liens, la jeune femme est la figure même de la compassion : d’un geste délicat, elle tente de retirer une flèche. Evoquant une descente de croix, le tableau est construit sur une diagonale qui, de la main droite au pied gauche du supplicié, nous entraîne dans sa chute. Selon un procédé directement emprunté au Caravage, cette oblique est soulignée par la succession des trois têtes qui rythment le mouvement de descente, ainsi que par la lumière qui fragmente douloureusement le corps de Sébastien. La densité dramatique de la composition s’ouvre cependant sur une lueur d’espoir à l’horizon, lueur en effet toute symbolique puisque la piété populaire fit de Sébastien un saint guérisseur. Sa spécialité ?
La peste, qui, précisément, touche la région en 1624.
Le reniement de Saint Pierre
Réputé, lors de son séjour à Rome, pour ses compositions nocturnes éclairées à la chandelle, Gerard Van Honthorst avait reçu le surnom de Gherardo delle Notte (Gérard des nuits). Le thème du reniement de saint Pierre se prêtait remarquablement bien à une telle mise en scène. L’épisode se situe en effet au cours d’une nuit tragique, celle qui précède l’arrestation du Christ. Selon les Evangiles, l’apôtre aurait alors, à trois reprises, déclaré ne pas connaître le Christ, réalisant ainsi la prédiction de son maître : « Avant le chant du coq, tu m’auras renié trois fois ». Le moment retenu par le peintre est celui où une servante identifie saint Pierre devant les soldats. Tous les regards se tournent vers le vieil homme. Mais l’effet dramatique du tableau repose surtout sur l’éclairage théâtral qui immobilise les gestes des personnages soudainement jaillis de l’obscurité. Dans ce splendide camaïeu de bruns, la lumière suit un cheminement symbolique. Masquée par le bras d’un des soldats, la flamme éclaire violemment le visage de la femme accusatrice, et ce n’est qu’après s’être reflétée sur celui-ci que la lumière atteint, pour l’extraire de la pénombre, le profil du vieillard. L’opposition du clair et de l’obscur est à l’image de la crise de conscience de saint Pierre qui, à cet instant, se dérobe à la vérité pour sauver sa vie.
Le Concert
Avec ce tableau, Ter Brugghen, l’auteur de Saint Sébastien soigné par sainte Irène, se montre, à l’instar du Lorrain Georges de la Tour, un fidèle disciple du Caravage. Le thème en effet, tout comme la mise en scène, les accessoires ou les effets de clair-obscur, reprend une formule mise à la mode quelques décennies plus tôt par le peintre italien.
Ce type de composition résume certaines conceptions traditionnelles selon lesquelles la musique est d’origine bachique : telle est la signification de la nature morte qui réunit au premier plan un verre de vin et des grappes de raisin. Quelques différences néanmoins séparent cette peinture de Ter Brugghen des scènes de concert du Caravage. L’ambiance y est plus recueillie et les œillades langoureuses des jeunes musiciens du peintre italien ont cédé la place à un simple regard jeté par le flûtiste au-dessus de son épaule.
Plutôt qu’une scène de joyeuse compagnie destinée à aguicher le spectateur, il semble que l’on ait affaire à une séance de musique privée que vient interrompre un visiteur inattendu : deux des musiciens ont senti sa présence alors que le troisième, plongé dans la lecture de la musique, n’a pas encore réagi. Ainsi interprété par Ter Brugghen, le motif caravagesque prend des accents psychologiques plus introspectifs.
L’Adoration des mages
Abraham Bloemaert, qui était un fervent catholique, a produit une vingtaine de tableaux d’autel. Alors que le calvinisme, religion officielle des Pays-Bas, avait condamné l’usage de la peinture dans ses temples, les catholiques d’Utrecht continuaient de pratiquer discrètement leur culte dans des églises que rien ne signalait de l’extérieur, les « églises cachées ». Dans cette Adoration des mages, exécutée pour un commanditaire catholique, Bloemaert conjugue les deux tendances stylistiques qui caractérisent la peinture d’Utrecht. Du maniérisme dont il avait été dans sa jeunesse un propagateur zélé, il conserve le goût pour la richesse des vêtements et l’élégance des attitudes. Au caravagisme récemment importé par son élève Ter Brugghen, il emprunte le procédé consistant à plonger les personnages secondaires dans la pénombre. Ainsi le groupe formé par la Vierge, l’enfant et le roi Melchior, mis en valeur par les couleurs rutilantes des tissus, se projette-t-il au premier plan alors que Joseph et les deux rois Balthazar et Gaspard restent en retrait dans l’ombre. Mais, dans cette image symbolisant la reconnaissance du fils de Dieu par les différents peuples de la terre, que vient faire cet homme aux moustaches anachroniques qui se glisse parmi les mages ? Certains ont voulu y reconnaître un autoportrait du peintre, d’autres, plus vraisemblablement, le commanditaire du tableau.
Bouquet de fleurs
Le genre pictural de la nature morte qui a fait le renom des écoles hollandaises de Leyde ou de Haarlem fut peu répandu à Utrecht. Les tableaux de fleurs y ont cependant connu un certain succès grâce à Bosschaert qui séjourna dans la ville entre 1615 et 1619 avant de s’installer à Breda. Le type d’arrangement floral qu’il met à la mode est en parfait accord avec le goût qui se développe alors pour les sciences de la nature, la botanique et l’horticulture.
Il ne s’agit pas tant, en effet, de représenter un bouquet tel qu’on pourrait l’observer posé devant soi sur une table que de peindre une collection de fleurs, toutes différentes les unes des autres, en évitant leur recouvrement et en les décrivant le plus précisément possible. Devant cette pyramide savamment composée, où les rouges, les jaunes, les bleus et les blancs s’équilibrent et où la silhouette massive de certaines fleurs s’oppose à la délicatesse des feuillages, l’amateur d’art admirera le talent du peintre. Mais, en tant que connaisseur de fleurs, il prendra plaisir à identifier les espèces familières ou exotiques. Parmi ces dernières, la tulipe, récemment importée de Turquie dont on commençait à multiplier les variétés par hybridation, était l’objet d’un engouement tout particulier.
La Servante
Joachim Wtewael a abandonné ici les élégances graciles des scènes mythologiques qui l’ont rendu célèbre à ses débuts pour un contact plus inquiétant avec la réalité matérielle des choses. Occupant tout le premier plan et nous regardant droit dans les yeux, une servante à la hanche rebondie et aux doigts rouges s’emploie à enfiler des volailles sur une broche. A côté d’elle, d’étagères en table
et en desserte, une cascade d’assiettes, de pichets, de fromages, de beurre, de poissons, de choux et de carottes pousse jusqu’à nous un quartier de viande graisseux. L’appel des plaisirs de la chair, au double sens du terme, ne peut être plus clair ! Cependant, celui qui scrutera cette envahissante nature morte pourra découvrir quelques symboles inattendus. Ainsi le pain et le verre de vin ne renvoient-ils pas au sacrifice de l’Eucharistie ? De même, les poissons ne peuvent-ils être compris comme un symbole du Christ ? Cette lecture est confirmée par la scène qui se déroule tout au fond du tableau, dans une autre cuisine, plus austère. Là, apparaît le Christ partageant le pain et le vin devant une femme élégamment vêtue alors qu’une autre s’affaire à la crémaillère. Cette « image dans l’image » est une allusion au récit de la visite du Christ chez les deux sœurs Marthe et Marie qui incarnent respectivement les vertus ménagères et les vertus contemplatives. Pour le spectateur cultivé du XVIIe siècle, ce détail est une invitation à la réflexion morale.
Londres, National Gallery, jusqu’au 2 août.
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Utrecht et les Caravagistes des brumes
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°497 du 1 juin 1998, avec le titre suivant : Utrecht et les Caravagistes des brumes