PARIS
Issue de sa dernière série en date intitulée Men, cette photographie est emblématique du travail de l’artiste américaine. Elle est actuellement présentée dans la rétrospective que lui consacre la Fondation Vuitton à Paris.
Enfant, Cindy Sherman préférait se déguiser en vieille dame ou en monstre plutôt qu’en princesse. Ce goût pour le travestissement et l’incarnation d’un personnage, elle le développera à l’université au point que Robert Longo, son compagnon d’alors, lui dira « d’en faire quelque chose ». Ce qui fut au départ un jeu devint donc un art. Dès 1975 et ses premières séries, maquillage, vêtements, accessoires et mimiques lui permettent d’endosser différents rôles, de la jeune fille à barrette, notamment, au garçon à casquette (Untitled A-E). Maquillage, costume, coiffure, mise en scène, décor, interprétation, trucage et prise de vue : l’artiste seule assure la fabrication de l’image. Elle n’a jamais dérogé à ce principe.
Cindy Sherman ne cherche pour autant pas à séduire. Les archétypes de la féminité véhiculés par le cinéma, la télévision, la mode, l’art ou tout simplement par les femmes elles-mêmes irriguent son œuvre. Le passage du noir et blanc à la couleur à partir de la série Rear Screen Projections, en 1980, ne change rien à la démarche. Quant à l’usage des prothèses, il lui permet de créer des figures mi-animales mi-humaines tirées de contes (Fairy Tales, 1985) ou d’incarner des comédiens confrontés au vieillissement (Headshots, 2000).
L’artiste n’hésite pas à concevoir des séries trash, telles Sex Pictures et Surrealist Pictures (1992-1996) créée à partir de morceaux de corps et d’organes génitaux de mannequins. Chez elle, le grotesque, l’horreur résonnent avec la violence faite aux femmes. La figure du clown, jeune ou vieux, n’échappe pas plus au jeu de rôle. Ses grands portraits de mondaines âgées (Society Portraits, 2008) ou de dandys vieillissants (Men, 2019-2020) sont tout aussi grinçants.
À 66 ans, Cindy Sherman continue à prendre à contre-pied la société américaine et poursuit son exploration de la comédie humaine avec la même veine créatrice. Men, sa dernière série, la voit ainsi endosser différentes physionomies de dandys avancés dans l’âge en reprenant et en réinterprétant leurs codes vestimentaires, poses et attitudes.
Dans la série Men réalisée en 2019, à laquelle appartient Untitled #603, Cindy Sherman brouille les genres. Ce n’est pas la première fois que l’artiste américaine incarne des êtres asexués ou des hommes. Dans History Portraits réalisés en 1989-1990, elle réinterprète de manière ponctuelle des personnages masculins issus de l’histoire picturale italienne, flamande ou française, dont Le Jeune Bacchus malade de Caravage (Untitled #224). Mais Men est la première série composée uniquement de portraits d’homme à l’identité ambiguë. Comme à son habitude, Cindy Sherman ne cherche pas à ce que son travestissement soit parfait. Elle laisse percevoir sciemment les signes distinctifs de l’homme sous le maquillage du visage telle sa pilosité qu’elle reconstitue au niveau de la moustache, en jouant sur son aspect difficilement dissimulable. Seule permanence dans l’œuvre, la frontalité du regard et les yeux bleus de l’artiste, qui ne font l’objet d’aucune transformation si ce n’est celle de leur expression à la sévérité ici aussi distanciée qu’impénétrable.
Comme le maquillage, le choix de l’habillement est central dans l’interprétation du rôle à tenir. Depuis 1983, les collaborations de Cindy Sherman avec des créateurs de mode ont d’ailleurs été diverses. Comme des Garçons, Chanel, Marc Jacobs ou Balenciaga lui ont notamment passé commande pour des campagnes publicitaires. C’est la proposition de la créatrice de mode Stella McCartney de puiser dans ses collections, notamment pour homme, qui est à l’origine de Men. La tenue chemisier pantalon, ici retenue par l’artiste, lui permet de camper un homme à la masculinité androgyne. L’élégance, la préciosité de l’habillement établissent le standing que le décor accentue. La beauté de l’étoffe de soie ne peut toutefois pas faire oublier l’âge avancé de celui qui la porte, malgré les efforts de ce dernier pour se rajeunir. Le poids des ans, la solitude pointent dans la pose quelque peu avachie. L’usage de la perruque accentue cet état de l’être à la recherche d’une jeunesse perdue.
Les derniers travaux de l’artiste intègrent son propre vieillissement. Si maquillage et perruque peuvent gommer les effets du temps, la peau des mains et la finesse des doigts sont des marqueurs impitoyables de l’âge. Cindy Sherman le sait bien quand elle laisse la longueur des manches recouvrir largement ses mains ou quand elle boutonne le chemisier de son personnage jusqu’au cou. Le travestissement chez elle joue invariablement sur l’ambivalence et le faux. Dans ce portrait aristocratique revisité, la question du genre et du vieillissement forme à cet égard un cocktail détonnant tout en nuances. Le détail est en effet l’élément perturbateur de la plausibilité du personnage, quand il ne l’écorne pas. Cindy Sherman dans son jeu de rôle ne cherche pas à séduire, mais à déstabiliser, à troubler. Elle laisse toutefois le spectateur libre de son interprétation.
Les trucages sont toujours apparents chez Cindy Sherman. Les décors ne font pas exception, ajoutant au trouble. Celui d’Untitled #603 renvoie à un décor de studio de cinéma, de théâtre ou à celui de ses ateliers de photographie où l’on venait se faire tirer le portrait en endossant parfois d’autres habits que les siens, histoire de se montrer plus riche qu’on ne l’était. L’illusion du décor fait écho à la transfiguration du personnage incarné par l’artiste. L’immense terrasse suspendue au-dessus d’une ville balnéaire alanguie le long d’une baie a de l’allure. Le panorama a du souffle. La taille imposante du pin maritime, le pavement du sol et le garde-corps suggèrent une demeure ancienne aux allures de villa ou de palais. Le ciel crépusculaire chargé de nuages apporte une note plus mélancolique que romantique au portrait. Il fait corps avec la pose du propriétaire des lieux. Et inversement.
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Untitled #603 de Cindy Sherman
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°737 du 1 octobre 2020, avec le titre suivant : Untitled #603 de Cindy Sherman