Biennale

ART CONTEMPORAIN

Une jeune Biennale prometteuse en Corse

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 6 juin 2024 - 996 mots

À Bonifacio, la Biennale d’art contemporain De Renava affirme pour sa deuxième édition une originalité de ton bienvenue.

Bonifacio (Corse). Dans le flux incessant des manifestations d’art contemporain, il est peu fréquent que soit revendiqué un point de vue intemporel. En choisissant pour thème la chute des Empires, la Biennale de Bonifacio affirme sa singularité, sans renoncer à faire écho à l’actualité, mais sans non plus imposer de perspective dogmatique sur ce qu’il convient d’en penser.

C’est la deuxième édition de cette biennale, organisée par la structure non lucrative De Renava cofondée par Prisca Meslier et Dumè Marcellesi, rejoint par Basile Isitt. La cité portuaire du sud de la Corse accueille chaque année deux millions de touristes désireux de goûter aux plaisirs balnéaires d’une réserve naturelle sertie comme un joyau de hautes falaises crayeuses. Labellisée « Ville d’art et d’histoire » depuis 2019, Bonifacio dispose également d’un patrimoine remarquable. L’un des mérites de cette biennale est de contribuer à le valoriser, dans une île où, en dehors du Frac Corsica (à Corte), les lieux d’art contemporain sont rares.

L’art contemporain s’installe dans toute la ville

L’essentiel de la biennale prend place dans une ancienne caserne militaire. Les murs décrépits offrent un cadre brut, pleins d’aspérités et de vieux papiers peints déchirés qui confère un cachet alternatif à l’exposition centrale, « Roma /Amor ». Prisca Meslier, a auparavant travaillé, sous la direction de la galeriste Magda Danysz, au projet d’art urbain développé pendant les travaux de rénovation de la piscine Molitor, à Paris. Elle en a gardé un intérêt pour le street art et les friches. De retour en Corse, elle mûrit l’idée d’investir un lieu désaffecté, mais chargé de mémoire, avec une manifestation d’art contemporain. Le site Montlaur, en déshérence depuis trois décennies, s’est imposé comme une évidence, et un défi : l’équipe s’est associée à l’agence Orma Architettura pour la mise en sécurité et la scénographie de l’espace, sobre et élégante.

En dehors de la caserne, cinq autres lieux composent le parcours de cette édition, dont un ancien club, l’Agora, plongé à dessein dans une semi-pénombre et qui a conservé sa cabine de DJ au design rétrofuturiste. Dans cette ambiance de lendemain de fête, les « Studies into The Past », tempera de Laurent Grasso (né en 1972), des huiles sur bois de petit format peintes selon les techniques des maîtres italiens et flamands de la Renaissance, recouvrent leur part de mystère, évoquant des phénomènes naturels nimbés de magie, aurores boréales ou volcan en éruption – écho au drame de Pompéi qui a inspiré à Laurent Grasso le film Soleil noir, projeté dans la chapelle Saint-Barthélemy.

« Roma /Armor » réunit les œuvres d’une quinzaine d’artistes contemporains. La plupart sont très connus (Ali Cherri, Lion d’argent à la Biennale de Venise en 2022, Shirin Neshat, Bill Viola, Kehinde Wiley…), d’autres jouent une partition mineure, mais leur univers est très bien mis en valeur. Comme Alexandre Bavard (né en 1987), qui présente une installation mêlant gravats, moulages d’antiques et statues de plâtre dans une atmosphère de fin de monde baignée d’une lumière jaune radiante sur fond de chants polyphoniques corses. Ou encore le sculpteur de textile Sergio Roger (né en 1982) dont la statuaire en lin réinterprète les canons de l’art gréco-romain.

Près de la moitié des œuvres sont des vidéos, tandis que la peinture contemporaine est peu représentée : si l’ensemble de Laurent Grasso renvoie à une tradition ancienne, les tableaux sur aluminium de Salomé Chatriot (née en 1995) qui empruntent aux technologies numériques, projettent le visiteur dans le futur. Leur surface émaillée intrigue par son esthétique de papier glacé, tout comme les distorsions infligées aux corps mutants qu’ils représentent, entre fétichisme érotique et clichés de la figure maternelle revus par une intelligence artificielle.

Le titre palindrome (Roma /Amor) invite à un cheminement réversible. « Le premier parcours aborde le déclin impérial depuis la libération des mœurs, jusqu’à une destruction propice à la renaissance. En faisant le chemin à l’envers, le visiteur ira de la décadence à l’émancipation », explique Prisca Meslier. De l’ordre au chaos, ou l’inverse, l’histoire tourne en boucle : telle est la prophétie à l’œuvre dans le cycle des Empires. C’est une proposition littéraire et ouverte plutôt qu’un mode d’emploi à suivre au pied de la lettre. Une façon aussi de stimuler la curiosité du public.

Quinze artistes connus ou émergents

Celui-ci appréciera sans doute la sélection resserrée. Tout comme les chassés-croisés avec des œuvres historiques, du portrait non officiel de Napoléon Ier par Jacques-Louis David, au paysage de ruines de Giovanni Paolo Pannini, deux toiles classiques prêtées par le Musée Fesch (Ajaccio). Ou, dans un autre registre, ce collage de Jean-Michel Basquiat issu d’une collection privée, une des belles pièces de ce parcours dans lequel il incarne un vandalisme muséifié.

On retient de cette édition la découverte de la vidéo The Fury, (2023) de Shirin Neshat (née en 1957), comme l’activation de l’installation Tristan’s Ascension (2005), une pièce célèbre de Bill Viola (né en 1951), qui prend une dimension nouvelle sous les voûtes de la citerne médiévale. L’accrochage, très soigné, ménage de belles surprises : comme ce masque mortuaire égyptien auquel Ali Cherri (né en 1976) prête un nouveau regard (Staring at a Thousand Splendid Suns, 2021), ou ce naufrage rutilant mis en scène tel un rébus abstrait par Esmeralda Kosmatopoulos (née en 1981), Tout ce qui brille n’est pas de l’or (2024). Difficile aussi de ne pas être captivé par le film du collectif AES+F qui mélange avec humour les codes du luxe et du jeu vidéo pour générer un univers dystopique beau comme l’antique.

La scène insulaire émergente n’est pas oubliée : une capsule accueille pendant deux mois les trophées de cerf sculpturaux et conceptuels de Romain Carré, tandis que les décombres industriels filmés par Valerie Giovanni sont présentés dans un pavillon architectural installé sur l’Impluvium.

Cette jeune biennale étonne par sa maîtrise et De Renava a déjà suffisamment de crédit pour dialoguer avec le Centre Pompidou, déjà partenaire les années où la biennale n’a pas lieu.

De Renava, La Biennale de Bonifacio,
jusqu’au 2 novembre, dans différents lieux de la ville.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°634 du 24 mai 2024, avec le titre suivant : Une jeune Biennale prometteuse en Corse

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