COMPIÈGNE
Le château de Compiègne expose les multiples facettes d’un écrivain fantasque, fonctionnaire scrupuleux, proche de l’Impératrice et critique d’art à ses heures.
Compiègne (Oise). En parcourant les salles du palais impérial de Compiègne, qui conserve le souvenir de Napoléon III et de l’impératrice Eugénie, le visiteur surprend ici et là un invité inattendu, l’auteur de Carmen, Prosper Mérimée (1803-1870). Rien d’étonnant car le personnage a séjourné sept fois au château, lors des « Séries », ces semaines de villégiature qu’organisait le couple impérial chaque année pour des invités de la société civile triés sur le volet. Les commissaires, Rodolphe Rapetti, Laure Chabanne, Jean-François Delmas et Marc Desti, ont rassemblé près de 250 œuvres et documents pour évoquer l’homme. Chaque chapitre de cette biographie aborde un aspect différent de Mérimée : ici c’est le fonctionnaire, là l’écrivain, l’homme de cour, et enfin, sans doute le moins connu, le critique d’art.
« Il ne faut jamais oublier qu’il a longtemps hésité entre la carrière de peintre et celle d’écrivain », souligne Rodolphe Rapetti. Fils d’un couple d’artistes dont on connaît peu d’œuvres, notamment en raison de l’incendie qui a ravagé son appartement pendant la Commune, Prosper Mérimée écrivait en peintre soucieux de détails piquants et de couleur locale. Il continua cependant de dessiner tout au long de sa vie, exerçant son esprit caustique dans la caricature et s’attelant à des vues de monuments ou de vestiges archéologiques dans ses fonctions d’inspecteur général des Monuments historiques. Durant son voyage en Espagne, en 1830, il copia des œuvres de Vélasquez, mais surtout, fit la rencontre de la famille de Montijo et se lia d’une amitié indéfectible avec la comtesse et ses deux fillettes, María, dite « Paca », et Eugénie. En 1853, cette dernière devait épouser Napoléon III.
La carrière littéraire a commencé plus tôt, avec la publication, en 1825, du Théâtre de Clara Gazul (c’est sous ce nom de femme qu’il publie le recueil) puis, en 1827, de La Guzla qu’il fait passer pour une compilation de poésies populaires d’Illyrie. Pour enrichir l’exposition, le château de Compiègne a acquis ces deux ouvrages dans leur édition originale. Les ballades de La Guzla« renvoient à des scènes absolument atroces », fait remarquer Marc Desti, qui relève, même dans les travaux de l’historien, une « fascination pour les viols et toutes les scènes d’une brutalité parfois extrêmement choquante. Dans tout son œuvre littéraire, il cherche à être le plus lisse, le plus énigmatique, le plus maîtrisé possible et cela recouvre un attrait pour un univers complètement débridé ». Cet écrivain si peu académique recevra l’habit vert en 1845.
Parallèlement, Mérimée mène une carrière dans l’administration. Nommé en 1834 inspecteur général des Monuments historiques, il parcourt la France, marchant beaucoup et dormant souvent en compagnie de punaises, afin de recenser les sites à protéger et trouver des fonds pour interrompre les méfaits du temps. Dans sa vision du patrimoine, il préfère conserver des ruines en bon état que reconstruire et risquer une erreur de restitution. Une approche scientifique que n’aura pas Napoléon III pour son château de Pierrefonds (Oise) qu’il était d’usage d’aller visiter lors des Séries de Compiègne.
Dans le catalogue de l’exposition, Jean-François Delmas consacre un chapitre aux rapports de Mérimée avec le pouvoir : « Libéral en 1825, il accepte, en 1830, la monarchie de Juillet dont il devient un fonctionnaire éminent. En 1848, il sert fidèlement la République. En 1853, il reçoit une consécration officielle. » Une girouette, Mérimée ? Victor Hugo, dont il avait été l’ami, ne lui pardonna pas d’avoir rallié le second Empire. Mais comment faire quand on est quasiment de la famille ? Car l’homme qui avait veillé sur la jeune Eugénie de Montijo restait une sorte de père de substitution pour l’Impératrice. Il semble en réalité qu’il ait été assez indifférent au régime politique, dès lors qu’il n’était « ni contraint ni ennuyé dans ce monde étranger à [s]a vie ». Il en arriva assez vite à apprécier le souverain, se positionnant comme « le fou de S. M. l’Impératrice » et faisant cyniquement son miel des cancans de la Cour.
Passé les évocations des opéras tirés de ses œuvres littéraires et son amour avec Valentine Delessert, il restait à explorer un jardin secret : son goût pour l’art. Ce polyglotte (il manie le latin et le grec, parle anglais et russe – traduisant son ami Ivan Tourgueniev – et étudie en Espagne la chipe calli, la langue gitane) s’amuse à publier une critique du Salon en 1839 en se faisant passer pour un Anglais. En 1853, il récidivera sous son propre nom. On découvre un partisan du « réalisme policé », selon les mots de Rodolphe Rapetti. En 1853, raconte Laure Chabanne, il tire de la vision des Baigneuses de Courbet (qu’il honnit) « toute une réflexion sur le nu en peinture » et oppose au maître du réalisme « un art gracieux, idéaliste, poétique, en lien avec son amour pour l’art antique ». Rodolphe Rapetti voit en lui le « chaînon manquant entre [Théophile] Gautier et Baudelaire ». Chacun pourra se faire son opinion car ses deux articles sont intégralement publiés dans le catalogue, pour la première fois depuis leur parution.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°625 du 19 janvier 2024, avec le titre suivant : Un Mérimée peut en cacher un autre