Le mouvement qui connut son apogée dans les années 1980 invitait, sous la plume de Bonito Oliva, les artistes à remettre « la main à la pâte » pour réactiver la « joie du public ». Un retour à l’ordre ?
En juin 1980, la Biennale de Venise déclenche un bref séisme et signe du même coup le retour de l’Europe dans la sphère médiatique. Confiée au critique d’art italien Achille Bonito Oliva, la section Aperto 80 y organise le triomphe d’une nouvelle scène, entre déclaration de guerre aux dogmes modernistes et ode à la subjectivité créatrice. Catherine Millet écrit bientôt : « Par cette ouverture s’engouffrèrent toute la nouvelle peinture, des kilomètres de toile maculée, des tonnes de pigment, des armées de figures poétiques, grotesques, mythiques. Tout ce que l’on avait cru pendant les années 1970 définitivement rangé dans le placard des accessoires périmés. »
Et de fait, une peinture violente, expressive, baroque ne tarde pas à confisquer les cimaises des galeries internationales : néo-expressionnistes et néofauves en Allemagne, Bad Painting aux États-Unis et, dans une moindre mesure, la Figuration libre en France. Qu’en est-il alors de ces ouvreurs postmodernes que signale Catherine Millet et qui plongèrent l’art dans « un torrent de couleur lyrique ? » Réelle alternative ? Retour en arrière ? Et comment expliquer que le marché s’y soit précipité avec une telle fringale ?
L’engagement d’une génération
L’histoire pourrait commencer en Italie, au début des années 1970. Une poignée de jeunes artistes, parmi lesquels Sandro Chia, Enzo Cucchi, Nicola de Maria, Mimmo Paladino et Francesco Clemente, nés pour la plupart juste après la guerre, entrent en art alors que se conclut la période épique de l’Arte Povera. Si quelques-uns tâtonnent d’abord sur les pas de leurs aînés, leurs recherches renouent bientôt avec le mythe de l’inspiration et de l’intensité plastique. Ils ont à peine 30 ans et manient fresques, mosaïques, détrempes et matériaux héroïques sur fond de traditions culturelles. Sur les toiles, une peinture physique et surexpressive relayée par des explosions inquiètes de métaphores et de multiples références. Manque cependant un discours critique capable de légitimer leurs options et d’unifier des vocabulaires artistiques pour le moins variés. C’est chose faite en 1979.
Le jeune critique d’art Achille Bonito Oliva publie en octobre un article manifeste dans la revue Flash Art et signe ainsi l’acte de naissance de ce qu’il convient désormais d’appeler la trans-avant-garde. S’appuyant sur les travaux menés par le petit groupe, il réévalue la décennie écoulée en opposition à la précédente et plaide pour un art débarrassé de l’idéologie de la rupture et du progrès, propre à l’avant-garde. Avant-garde qui, à force de manier des outils critiques, en serait venue à scier la branche sur laquelle elle était assise. « L’idée de l’art des années 1970, note Bonito Oliva, c’est de retrouver en soi le plaisir et le danger, de mettre la main à la pâte, littéralement dans la matière de l’imaginaire. »
Anticipant les accusations de retour à l’ordre – qui ne manqueront pas –, Bonito Oliva veut plaider pour la pulsion, le désir, l’énergie et la « joie du public ». Pour une œuvre qui assumerait le plaisir « de son exhibition, de son épaisseur, de la matière, finalement, de la peinture non plus mortifiée par des taches idéologiques et par des comportements purement intellectuels ». Voilà donc promue une peinture opulente, qui ne s’interdit rien et puise dans l’histoire de la peinture.
Après l’ascension, la chute ?
On est au seuil des années 1980, et ce flux d’images libérées du politique, du social et de l’actualité arrive à point nommé. Un art libéral ? Toujours est-il que le marché s’affole devant cette peinture immédiate, instantanée, qui semble reprendre le débat là où le XXe siècle l’avait interrompu. Au risque peut-être d’un relatif malentendu quant aux intentions des quelques héros de la trans-avant-garde. Qu’importe, on s’arrache Chia et ses œillades maniéristes, Clemente et ses autoportraits errants, Cucchi et ses apocalypses texturées, de Maria et sa symbolique intensément colorée, Paladino et ses installations néoclassiques teintées de mysticisme.
L’ascension du petit groupe est fulgurante, à grand renfort d’expositions-événements, de violents débats critiques et de puissantes galeries. Aussi fulgurante qu’éphémère et géographiquement ciblée. C’est aux États-Unis que la trans-avant-garde, encouragée pour mieux reprendre la main sur les Américains, trouvera son meilleur écho critique jusqu’au milieu de la décennie qui marquera son essoufflement.
Reste une séquence qui aura eu du mal à convaincre théoriquement. Là où l’art dématérialise, ils sédimentent. Là où le modernisme pense universel, ils pensent local, là où on annonce la mort de l’auteur, ils exaltent le sujet, là où on pense politique, ils rénovent le mystique. Quoi qu’en ait rêvé son promoteur Achille Bonito Oliva, la trans-avant-garde se sera calée non pas au-delà des avant-gardes, mais sans doute bien contre le modernisme.
1952 Naissance à Naples de Francesco Clemente.
1970 S’installe à Rome.
1973 Premier voyage en Inde.
1974 Voyage en Afghanistan avec Alighiero Boetti.
1977 Rejoint la société théosophique.
1979 Achille Bonito Oliva publie La trans-avant-garde italienne dans la revue milanaise Flash Art. Dans la foulée, le critique expose Chia, Clemente, Cucchi, De Maria et Paladino à plusieurs reprises.
1980 Première exposition solo à New York, participation à la Biennale de Venise et première grande exposition internationale de la trans-avant-garde italienne.
1981 La trans-avant-garde italienne est exposée à la galerie Templon (Paris).
1983 Rencontre le poète Allen Ginsberg
1985 Dernière grande exposition itinérante aux États-Unis.
1999 Rétrospective au Solomon R. Guggenheim Museum (NY).
2002 Francesco Clemente est élu à l’Académie américaine des arts et lettres.
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Trans-avant-garde, la peinture impénitente
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « Francesco Clemente », jusqu’au 4 septembre 2011. Schirn Kunsthalle Frankfurt. De 10 h à 19 h mardi, vendredi et dimanche, 10 h à 22 h mercredi et jeudi. Fermé le samedi. Tarif : 9 et 7 €. www.schirn.de
Paladino à Milan. La ville italienne rend hommage à Mimmo Paladino, l’un des acteurs du mouvement trans-avant-garde, avec une exposition monographique au Palazzo Reale. De ses débuts dans les années 1970 jusqu’aux années 2000, l’accrochage passe en revue 30 ans de création grâce à 50 tableaux, sculptures et installations, souvent de grands formats. Pour l’événement, l’artiste a fait installer une montagne de 150 tonnes de sel au centre de la piazza Duomo. En face, la galerie Vittorio Emanuele II expose Star Hunter, un jet privé dont la coque a été peinte par l’artiste. www.paladinopalazzoreale.it
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°636 du 1 juin 2011, avec le titre suivant : Trans-avant-garde, la peinture impénitente