PARIS
Érudite mais sans âme, cette rétrospective qui ne dit pas son nom éteint la flamme du peintre dans les espaces incommodes du Grand Palais.
Paris.« Ah ! la Vie ! la Vie ! », s’exclamait Henri de Toulouse-Lautrec (1864-1901), selon son ami d’enfance et biographe Maurice Joyant. Celui-ci précise plus loin : « Hélas ! La Vie, pour Lautrec fut plutôt marâtre. » Il aurait pu en écrire autant de l’exposition que lui consacre le Grand Palais, d’où toute vie semble avoir été bannie. Est-ce parce que, pour une partie du public, l’image du peintre est encore liée à ses sujets « immoraux », la prostitution et les cabarets ? Il semble que l’on veuille à toute force le plier à l’histoire de l’art la plus rébarbative et le rendre ennuyeux. Lui qui s’enivrait dans le bruit et la fumée des cafés, voilà qu’on l’aseptise pour prouver son importance...
Dès l’entrée, le visiteur est déconcerté. S’il est au fait des modes du petit milieu de l’histoire de l’art, il sait bien qu’il ne peut s’agir d’une rétrospective, puisque le mot fait désormais frémir les commissaires d’expositions. De fait, les déclarations des commissaires Stéphane Guégan, conseiller scientifique auprès de la présidence du Musée d’Orsay, et Danièle Devynck, directrice du Musée Toulouse-Lautrec, à Albi, vont dans ce sens. Cependant, il faut bien constater qu’un fil biographique court tout le long du parcours, qu’on assiste plus ou moins aux débuts du peintre après une première salle introductive et que la dernière s’intitule « Quelle fin ? ». Mais, si ce n’est pas une rétrospective, quel est le propos de la manifestation ? Son sous-titre, « Résolument moderne », est typiquement de ceux qui résument toute une vie de création, fut-elle extrêmement courte comme celle de Toulouse-Lautrec.
La salle d’introduction, intitulée « Tout l’enchante », met l’accent sur l’usage « ludique » que faisait le peintre de la photographie, notamment en se travestissant pour des autoportraits. Dans cet espace, l’un des plus importants puisqu’il donne le « la », que veut-on nous expliquer ? Que Lautrec aimait, comme Rembrandt, inventer des personnages (mais qu’est-ce que cela nous dit de l’artiste ?) ? Qu’il interrogeait son image comme la comtesse de Castiglione (et cela a-t-il un rapport avec l’homme qu’il était ?) ? Qu’il utilisait la photographie dans son travail comme Degas (et en voit-on l’incidence sur sa technique ?) ? On se convainc que toutes ces pistes sont légitimes, sans doute, et que la photographie sera le fil conducteur de cette présentation de l’artiste. Eh bien, pas du tout ! Certes, on trouvera quelques clichés utilisés en papier peint (donc difficiles à déchiffrer), mais pour voir de vraies photos d’époque, mieux vaut acheter le catalogue…
Ces papiers peints seront d’ailleurs à peu près les seuls efforts scénographiques d’une exposition d’environ 200 œuvres alignées comme à la parade, par thèmes, sur des murs de différentes couleurs. Les timides interruptions dans ce programme sont une salle plus fermée, consacrée aux portraits d’hommes, et les rotondes, passages obligés au Grand Palais. La première s’intitule « Autour des XX » et montre trois des onze tableaux que Lautrec exposa au Salon des XX de 1890, dont le Portrait de Vincent Van Gogh (1887). Comment les autres œuvres de la salle s’accrochent-elles à ce thème ? Mystère. Au mur, les notes chronologiques des années 1888 à 1890 mentionnent le Portrait de mademoiselle Dihau et le commentaire qu’en faisait le peintre : « Une gifle qui donnera à réfléchir à bien des gens. » On aurait d’autant plus aimé le voir ici qu’il entre en correspondance avec l’exposition « Degas à l’Opéra » du Musée d’Orsay... Plus gênant, le cartel développé du Portrait de Vincent Van Gogh mentionne un autre tableau de Lautrec, Poudre de riz, qui n’est pas à l’exposition. Le visiteur non averti comprendra-t-il qu’il s’agit de celui qui est reproduit en petit au-dessus du texte, avec un copyright mais sans titre ?
À la décharge de l’équipe organisatrice, ces espaces du Grand Palais sont difficiles à utiliser, surplombés d’un vide quasi sidéral qui perd le regard au-dessus des cimaises. Quant à la qualité des œuvres, elle n’est pas en cause, même si l’on regrette l’absence de certaines, comme cette pure merveille qu’est La Blanchisseuse, portrait en profil perdu de Carmen Gaudin, à laquelle une grande partie d’une salle est consacrée. Mais la présentation thématique est parfois très lourde, égrenant par exemple les hommes, les modèles féminins puis les femmes de la nuit, et ne rend pas justice à l’être complexe qu’était Toulouse-Lautrec – l’ami, l’amant, l’humoriste, l’amoureux, la canaille, la pure intelligence, l’homme du monde, le philosophe, le désespéré. Et l’on regrette souvent que des cocons n’aient pas été aménagés pour de délicats chefs-d’œuvre qui réclament un peu d’intimité : la série de lithographies Elles (1896), par exemple, ou ce moment de tendresse infinie qu’est Dans le lit (vers 1892). Ces œuvres étaient exposées l’année dernière en Suisse à la Fondation Pierre-Gianadda, monument de béton que l’on dit souvent froid. Elles y étaient pourtant environnées de beaucoup plus de douceur.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Toulouse-Lautrec sous l’Éteignoir