PARIS
Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer. Ce mois-ci Toulouse-Lautrec.
Mais comment fait-il ? – Qui ça ? – Ben Henri, voyons. – Pour faire quoi ? – Pour dessiner au milieu d’un tel chahut. – Faut croire qu’il aime ça, vu qu’il est là tous les jours. – Pour sûr que ça doit lui plaire, à la façon dont il nous regarde. Dieu sait qu’y en a qui nous regardent, ici, mais lui c’est différent, on dirait qu’il nous boit. – C’est toi qui bois, la Goulue ! Ah ça, tu l’portes bien, ce surnom. – Ne sois pas bête, Valentin. Des verres, j’en ai séché plus qu’à mon tour, au fond des cabarets. Ils adoraient ça, les clients, qu’on leur siphonne la boisson, au passage, comme ça, d’un coup sec. C’est taquin, tu sais, les clients. Ça aime bien s’arsouiller. Tu te souviens du prince de Galles, ce Monseigneur ? – Tu parles, chaque mot que tu lui as dit, je l’ai gardé en tête : « Hé, Galles ! Tu paies l’champagne ? C’est toi qui régales, ou c’est ta mère qui invite ? » Ça l’avait épaté, le Milord. Faut dire qu’il n’était pas homme à faire des manières. Au Chabanais, les filles en parlent encore. La chambre hindoue, c’était sa préférée. Paraît qu’il y avait fait construire un fauteuil à bascule, pour son usage personnel si tu vois ce que j’veux dire. Henri l’a vu, d’ailleurs, ce fauteuil. C’est une fille qui l’a fait rentrer alors que c’était interdit, ordre du prince. Mais bon, les filles, elles l’aiment bien, le petit Henri. C’est sûr qu’il le leur rend bien. Y’a pas que du désir, chez cet homme-là, y’a aussi de la bonté. Tiens, ça recommence, il nous regarde encore. – Arrête, tu m’déconcentres. Dis donc, le Désossé, tu la joues, ta partie, ou c’est moi qui m’contorsionne ? – Attends, je vais leur faire le grand jeu, y’a du monde ce soir. Les bourgeois, c’est des vrais caves. J’m’habille comme eux, mais c’est pour mieux les moquer. Ils y voient rien, mais ils sont contents. Allez viens ma Goulue, on va encore faire un triomphe. Y’a pas à dire, t’es la meilleure. – Meilleure que Nini Pattes en l’air ? – Ben oui, meilleure qu’elle, et que la Môme Fromage, et que Grille d’égout. – Merci du compliment, mon prince. C’est vrai qu’ensemble, on fait régner l’harmonie. C’est Henri qui me l’a dit l’autre jour. Il nous avait dessinés en train de danser une valse. Tu aurais vu ça, c’était d’une beauté ! Juste quelques lignes, mais quelles lignes ! On aurait dit des serpents se tordant devant un fakir comme celui qui est venu faire son spectacle la semaine passée. – Me parle pas de lui, ça fait de la concurrence. Fichus serpents, je suis plus souple qu’eux, tiens regarde… – T’inquiète, Valentin, c’est toi le roi. Regarde-les comme ils se pressent autour de nous, même les femmes. Moi ces regards, ça m’chavire. Ça m’donne envie de tout donner. Allez, c’est parti, prêt pour le final. Le grand écart, y’a que ça qui compte. Faut pas rêver, c’est bien pour ça qu’ils viennent. On va leur en donner pour leur argent. – C’est Henri qui va être content, lui aussi. D’après c’qui s’dit, il a un projet d’affiche, avec nous deux. – Une affiche, tu veux dire comme celles qu’y a dans la rue ? Mais alors on va être célèbre, mon Valentin. – Oui la Goulue, on va être célèbre.
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Le Jour où… Toulouse-Lautrec a dessiné le Moulin Rouge
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°728 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Le Jour où… Toulouse-Lautrec a dessiné le Moulin Rouge