C’est une véritable relecture de l’art chinois que nous propose l’exposition du Grand Palais consacrée au taoïsme. Transcendant les matériaux et les époques, quelque 250 pièces expriment la quintessence de ce courant philosophique et spirituel.
Étrange paradoxe que celui du taoïsme. Son origine remonte à la préhistoire, ses mythes et ses légendes irriguent la pensée chinoise, ses textes et ses liturgies font l’objet de multiples spéculations, ses rituels envahissent littéralement le quotidien de ses adeptes éparpillés, de Shanghai à New York, aux quatre coins du monde… Et pourtant, l’Occident n’a qu’une vision fort lacunaire, voire pervertie, de cette religion vieille de plus de deux mille ans.
Conçue par les sinologues Jacques Giès et Catherine Delacour, l’exposition du Grand Palais devrait ainsi éclairer d’un jour nouveau les fondements mêmes de ce courant philosophique et spirituel prônant un accord harmonieux et pérenne entre l’homme et l’univers. Soit un voyage initiatique peuplé de figures d’Immortels et de sages aux mines hiératiques et sévères, de rouleaux de paysages zébrés d’ombre et de lumière, d’antiques cartes du ciel et de brûle-parfums…
Au-delà du brouillard…
« Le tao qui peut être formulé n’est pas le tao réel. Le nom qui peut être énoncé n’est pas le vrai nom », dit le verset initial du Dao De Jing, le grand classique du taoïsme daté des alentours des ve et ive siècles avant notre ère.
Car l’élève, tout comme le disciple, sait qu’il lui faudra des années d’étude et de méditation pour accéder à une première lueur de compréhension. Longue, en effet, est la quête du « dao » (selon la nouvelle transcription chinoise), qui s’apparente à un cheminement difficile et obscur, comparable à la périlleuse ascension du sage dans les replis de la montagne cosmique.
On ignore, à vrai dire, presque tout des origines de cette école « taoïste » à proprement parler, reposant sur une série d’aphorismes et de maximes dont le sens se dérobe bien souvent à la lecture. Car il s’agit avant tout d’une Voie, d’un Chemin (le sens premier du mot dao) avant que d’être une pensée bien définie. « Or la Voie est un élan intime, sa présence est affaire de foi. Elle agit dans le retrait, étant inapparente.
Elle peut être transmise sans possibilité de l’acquérir, peut être atteinte sans possibilité de l’apercevoir. Elle est sa propre émergence, sa propre apparence », apprend-on ainsi de la plume d’un certain Zhuangzi, dont l’ouvrage porte le nom. Car les grands penseurs de ce mouvement aux contours on ne peut plus flous sont, eux-mêmes, nimbés d’une aura de mystère difficilement acceptable pour les cartésiens que nous sommes.
Lao-tseu, le penseur inconnu
On sait ainsi très peu de choses de cette figure tutélaire du taoïsme qu’est Laozi (plus connu par les Occidentaux sous le nom de Lao-tseu). Le grand historien chinois Sima Qian tenta, au ier siècle avant notre ère, d’en rédiger la première biographie.
Son vrai nom aurait été Li Er Dian, « Laozi » n’étant qu’un titre honorifique signifiant « Vieux Maître ». Il aurait par ailleurs occupé la fonction – relativement modeste – d’archiviste de cour dans l’État de Zhou. Mais là où l’histoire se colore d’un certain piquant, c’est lorsque Sima Qian relate la rencontre probable entre Laozi et Confucius en personne. La confrontation de ces deux représentants éminents de la pensée chinoise était trop belle pour échapper à la plume de l’historien…
Las du monde et de la vie, Laozi devait par la suite quitter les petites principautés de l’empire pour « s’en aller vers l’Ouest », ce qui signifie, dans la terminologie chinoise, « mourir ». La légende raconte, par ailleurs, qu’au cours de sa pérégrination, un douanier du nom de Guan Yin le supplia de coucher par écrit ses enseignements, conscient de la disparition prochaine du grand homme. En une nuit, allait donc naître le Dao De Jing, qui n’est autre que la « Bible » des taoïstes…
Qu’il ait existé ou non, Laozi explorait en réalité les mêmes pistes de réflexion que Confucius à la même époque. Les chemins et les solutions prônés par les deux penseurs allaient cependant diverger et susciter deux écoles dont les adeptes ne manquèrent pas de se quereller.
La divinisation de Laozi en 166, considéré dès lors comme une hypostase du dao, donna par ailleurs naissance à une pléthore de légendes merveilleuses et d’images perpétuant son culte. Des auteurs d’obédience taoïste iront jusqu’à affirmer que Laozi aurait voyagé jusqu’en Inde du Nord, où le Bouddha lui-même aurait bénéficié de ses enseignements. Le « Bienheureux » aurait été, hélas, incapable d’en saisir les subtilités…
Une manière de penser le monde
Si séduisantes soient-elles, ces spéculations mystiques ne devraient pas occulter la grande cohérence et la subtilité des fondements de la pensée taoïste, telle qu’elle va s’enrichir au fil des siècles. Car loin d’être un courant ésotérique et replié sur lui-même, le taoïsme va imprégner, dans tous les détails, la vie spirituelle et quotidienne des Chinois, et ce jusqu’à nos jours.
Inséparables sont ainsi l’observation du ciel et des étoiles et la longue quête de la Voie. « Soumis à des lois immuables, l’univers est régi par un système de correspondances où les êtres et les choses se répondent par catégories, obéissant au principe de la résonance, ganying. Il est principalement conçu comme assujetti à l’incessant processus des transformations mises en œuvre par les deux forces opposées et complémentaires du yin et du yang.
Celles-ci sont issues du souffle primordial, yuanqi, et associées aux cinq phases, wuxig, du bois, du feu, de la terre, du métal et de l’eau qui, tour à tour, se vainquent et s’engendrent mutuellement », explique ainsi savamment Catherine Delacour dans le catalogue de l’exposition parisienne. Il importe ainsi de percer les secrets de l’univers, d’en déchiffrer les savants agencements pour comprendre de l’intérieur l’être humain qui est, lui-même, un microcosme.
La cosmologie occupe en effet, dans la pensée taoïste, le même rôle central que celui que joue la théologie dans les religions monothéistes. Les astres et les êtres vivants partagent les mêmes énergies, sont soumis aux mêmes lois naturelles, qui sont aussi des lois morales. Cultiver le souffle qi pour nourrir en soi la vie devient ainsi l’obsession du fidèle. « Quiconque ne sait satisfaire ses aspirations et entretenir sa longévité ne comprend rien au dao », formule clairement Zhuangzi. « Conserver la vie jusqu’à la limite naturelle et tâcher de ne pas mourir prématurément. Voilà la plénitude de la connaissance », surenchérit un autre de ses enseignements.
Une hygiène de pensée et de vie
On aurait tort, cependant, d’interpréter cette « quête de longue vie » comme une angoisse métaphysique ou un quelconque désir égoïste. L’art de purifier son corps et son esprit obéit à une motivation supérieure entre toutes : celle de transcender la vie et la mort pour ne faire plus qu’un avec le dao. C’est donc à une véritable « diététique physique et spirituelle » que va s’adonner l’adepte, aidé, en cela, par des régimes alimentaires et des exercices gymniques et respiratoires dont la Chine a toujours eu le secret.
L’on sait ainsi combien furent étroits, dès l’Antiquité, les liens tissés entre la médecine traditionnelle et la pensée taoïste. Des techniques rituelles furent ainsi élaborées pour chasser les démons porteurs de maladies et composer des élixirs de « longue vie ».
De même, loin d’être considérée comme une discipline subalterne, la diététique joua très tôt un rôle essentiel pour tenter de satisfaire les aspirations à l’immortalité. L’image de l’ermite gagnant les hauteurs escarpées de la montagne à la recherche de plantes aux vertus magiques constituera d’ailleurs un thème littéraire, poétique et pictural d’une grande portée symbolique, rejoignant celui de la méditation solitaire et de la contemplation mystique…
Indissociable de ses rituels, la pensée taoïste allait également féconder de son souffle cosmique toute la création artistique. Miroirs de bronze accompagnant le défunt dans son voyage dans l’au-delà, brûle-parfums laissant échapper de leur couvercle en forme de montagne céleste des volutes de fumées d’encens et de plantes aromatiques, assemblées de dieux, de sages et d’Immortels drapés dans leurs beaux atours de soie, mais aussi et surtout rouleaux de paysages exaltant ces notions si chères au dao de vides et de pleins…
L’exposition du Grand Palais devrait plonger le visiteur dans un océan de grâce éthérée et de raffinement. Aussi subtil que la pensée poétique et imagée du mystérieux Laozi…
C’est, ni plus ni moins, la question de l’existence d’un art spécifiquement taoïste que pose l’exposition conçue par Jacques Giès et Catherine Delacour. Même si – convenons-en – les notions si chères à notre monde occidental d’« artiste » et de « chef-d’œuvre » semblent diamétralement opposées à la pensée du dao. Il n’en demeure pas moins qu’un maître aussi vénérable que Zhuangzi rédigea, sous forme d’anecdotes et de dialogues, un traité philosophique esquissant une définition de la création artistique.
L’auteur – dont on sait aussi peu de choses que de Laozi – souligne ainsi l’importance primordiale de la méditation, qui préside à tout acte créateur. Il convient, pour cela, de s’abstraire du monde environnant, que cela soit dans la solitude d’une chambre pure, voire dans l’ermitage d’une forêt ou d’une montagne. Lorsque l’on arrive ainsi à tout oublier des contingences du monde terrestre, l’esprit affûté peut alors se libérer et guider la main…
Le grand peintre Shitao
Forts de ce précepte, peintres et lettrés vont alors entièrement réinventer la notion de paysage, exaltant dans des compositions oniriques et quasi monochromes la puissance cosmique de l’univers. Parmi les thèmes obsessionnels propres au taoïsme s’impose ainsi celui de la retraite du sage dans la montagne (qui n’est autre que le pivot entre le ciel et la terre, le lieu de communication privilégié avec les divinités célestes), loin, bien loin de la folle agitation des hommes. La contemplation d’un rouleau de soie ou de papier s’apparente, elle aussi, à une « randonnée par l’esprit », un voyage immobile qui mène progressivement au dao…
Mais s’il est un peintre qui porta à la perfection cette peinture aux accents métaphysiques, c’est bien le grand Shitao (1642-1707). Sous son pinceau fluide, la nature se mue en partition musicale traversée de vides et de pleins, où tout n’est que courbe, douceur et harmonie. La montagne est ici déesse mère, la grotte, cavité utérine…
Repères
Indissociable de
la culture et du territoire chinois, le taoïsme renvoie non à une personne, mais à un principe, le tao ou dao, qui est la recherche de la Voie conduisant
à l’immortalité.
Il s’agit d’une religion lettrée
et élitiste
qui s’enrichit continuellement
de nouveaux textes sacrés au contenu poétique et mystique.
Vie siècle av. notre ère
Lao Tseu,
figure légendaire, représente
le sage idéal.
Vie siècle av. notre ère
Texte fondateur,
le Dao De Jing est un court recueil
de poèmes.
142
Lao Tseu se manifeste à Zhang Daoling, le « maître céleste », pour sauver l’humanité de l’immoralité.
370
Le style poétique et la calligraphie
du Shangqing a
une grande influence sur
l’art et la poésie chinoise.
XXe siècle
Persécutions
sous les derniers empereurs
et Mao.
1979
Reprise des pratiques.
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Taoïsme - La longue et difficile quête du Dao
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Abonnez-vous dès 1 €Informations pratiques. « La voie du Tao, un autre chemin de l’être », du 31 mars au 5 juillet. Galeries nationales du Grand Palais, Paris. Du jeudi au lundi, du 10 h à 20 h ; jusqu’à 22 h le mercredi ; fermé le mardi et le 1er mai. Tarifs : 8 et 11 €. www.rmn.fr
Vous avez dit dao ? Films, documentaires, conférences : une programmation culturelle riche accompagne l’exposition. À signaler notamment la diffusion quotidienne d’un documentaire présentant le taoïsme à partir des archives de l’INA, une conférence de Catherine Delacour, sur le taoïsme et l’histoire (le 7 avril), ainsi qu’une lecture du Dao De Jing par la conteuse Sophie Meyrac (le 4 juin). Enfin, pour ceux qui souhaiteraient s’initier à la philosophie chinoise, Vincent Gossaert, directeur de recherche au CNRS, publie Le Taoïsme dans la collection « Découvertes Gallimard ».
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°623 du 1 avril 2010, avec le titre suivant : Taoïsme - La longue et difficile quête du Dao