Irrésistible, follement magnétique, la toile T1982-E15 résume à elle seule les enjeux qui peuplent la création tardive du peintre Hans Hartung, lequel revient enfin en grâce avec une exposition majeure au Musée d’art moderne de Paris.
En 1982, Hans Hartung (1904-1989) est un vieux monsieur. Et un vieux peintre. Il a 78 ans et, depuis son édénique villa suspendue sur les hauts d’Antibes, il partage son temps entre son atelier cyclopéen, son amour infrangible (la peintre Anna-Eva Bergman) et la piscine où il multiplie les longueurs afin de s’entretenir physiquement, lui qui, depuis la Seconde Guerre mondiale et une plaie gangrenée, est amputé d’une jambe. Peindre, aimer et nager : triptyque infaillible qui permet à Hartung, si ce n’est d’avancer, de tenir debout. La charge du réel contre le membre fantôme…
Hartung est un vieux peintre ; sa gestualité nécessite un équilibre, une hygiène et une puissance. En sa villa antiboise, en cet écosystème conçu pour lui offrir le calme et le confort nécessaires, l’artiste poursuit ses explorations formelles, qu’il mène sur des grands formats et, plus encore, avec un outillage de choix, certain que son œuvre et son corps méritent un instrumentarium spécifique. Alternant gestualité lyrique et atomisation de la peinture, noirs épais et poudroiements lumineux, pleins et vides, cris et silences, l’huile sur toile T1982-E15, avec son nom de code algorithmique, est une composition monumentale (185 x 300 cm) tout à la fois renversante et fascinante.
Hypnotiques, ces 5 m2 de peinture pure trahissent la souveraineté formelle d’Hartung et suffisent à lui redonner une place de choix dans l’histoire de l’abstraction, aux côtés d’un Mark Rothko et loin de cette « Seconde École de Paris », si peu apte à trahir l’ampleur internationale de son œuvre. Du reste, la toile fut acquise en 1998 par la Tate Modern de Londres, à l’heure où la création du peintre était encore méjugée en France, patrie si peu reconnaissante envers ses grands hommes, infirmes ou non. Avec l’exposition du Musée d’art moderne de Paris, réparation est enfin faite.
Sur la toile, des rayures et des éraflures par dizaines, par centaines, par milliers. Vortex de la peinture qui semble comme flagellée. Et qui l’est : depuis les années 1960, Hans Hartung se confectionne quantité d’outils pour mettre la peinture à sa main, à son bras, pour la dompter, pour lui infliger au mieux le geste souverain, c’est-à-dire avec la distance la plus juste. À Antibes, en son jardin, le peintre fait ainsi pousser du genêt qu’il fait sécher avant de le fixer à des balais, manière de se fabriquer des pinceaux géants qui, bientôt, fouetteront la toile, gifleront le support et lacéreront la couleur. Geste conjoint de soustraction et d’addition, d’infirmation et d’agrégation. Dans l’entretien publié au cœur du catalogue de la présente exposition, l’artiste Jacques Villeglé a parfaitement pénétré le génie de cet outillage tout à la fois prémédité et émancipateur : « En voyant des artistes devant la toile, je me suis dit : “Ce n’est pas toi qui peins ; c’est le pinceau”. Eh bien, Hartung avait compris cela. »
Depuis toujours, depuis les débuts, le noir est partout chez Hans Hartung. Le noir est la couleur première, primordiale. Séminale. Noir du graphite, noir du fusain, noir de l’encre, noir de la carte à gratter, noir de la pensée, noir de l’abîme. Il n’est qu’à regarder, sur les photographies argentiques des années 1950, les feuilles réunies dans l’atelier d’Arcueil pour mesurer la prévalence absolue du noir, de ce noir que rien ne saurait vraiment diluer. Éclaboussures, taches, griffures : on pense à Franz Kline et à Pierre Soulages, évidemment, mais plus encore à Victor Hugo et à Henri Michaux, à ces thuriféraires d’une écriture noire, faites de macules et de ratures, de songerie et d’automatisme. Hartung sait par cœur la valeur chromatique du noir, il sait plus encore sa profondeur comme son épaisseur, ainsi que le prouvent les virgules empâtées et les coulures assumées qui viennent invariablement engraisser ce goudron vivant, terrain crépusculaire de tous les possibles chromatiques.
Au bleu céleste, presque azuréen, répond un jaune hardi, dont la teinte et la brillance rappellent les expérimentations pop contemporaines que Hans Hartung, en lecteur et regardeur affûté, connaissait par cœur. Cette seule bande luminescente autoriserait presque une confrontation avec certains peintres américains (Robert Rauschenberg ou James Rosenquist) qu’Hartung put côtoyer lors de l’exposition que le Metropolitan Museum de New York lui réserva en 1975. Le rouge vif, presque violent, griffé par le noir, conforte les talents de coloriste d’un peintre qui sut comme rarement allier l’audace et la retenue, le hasard et la vigilance, la contingence et la nécessité. En témoignent, d’un côté, les délicieux accidents matiéristes que l’artiste accueille sans scrupule, comme un céramiste peut admettre des artéfacts de cuisson, et, de l’autre, cette signature dont la discrétion minimaliste permettait de ne jamais altérer les signes picturaux. Indissolubilité de la peinture
Plus encore que la droite, la bande latérale gauche offre un halo saisissant. Cet effet savant de dégradés, qui permet à l’artiste de passer du presque noir au bleu clair, est obtenu par pulvérisation de peinture à l’aérosol, ce qui prouve combien Hartung parvient, au cœur d’une même œuvre, à faire cohabiter différentes techniques. Cette atomisation de la couleur s’apparente au flou de la photographie, un domaine que l’artiste expérimenta sans relâche, jusqu’à s’approprier le papier baryté, ainsi qu’au sfumato de Léonard de Vinci – dans son récent ouvrage Hartung Nouvelle Vague, publié aux Presses du réel, l’historienne de l’art Pauline Mari rappelle ainsi que le cinéaste Éric Rohmer tenait Hartung pour le continuateur de l’auteur de la Joconde. Mieux, ces halos colorés n’évoquent-ils pas les pans flottants de Mark Rothko, un artiste avec lequel, plus encore que Pierre Soulages, Hartung entretint un dialogue silencieux, loin des étiquettes orthodoxes et des fraternités réputées que d’aucuns convoquent et répètent comme des mantras ?
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°729 du 1 décembre 2019, avec le titre suivant : T1982-E15 de Hans Hartung